Mon recueil favori de Jacques Ancet est « L’identité obscure », paru en 2009 aux éditions Lettres vives.
Chacun des chants qui le composent est comme un long souffle révélateur. On y redécouvre le monde au prisme du regard de l’auteur : des éclats, des ralentis, des angles. Ses mots s’enchaînent et imposent un rythme qui fait écho au flux incessant et insaisissable du temps. Chaque chant recèle sa part de vibrations et de brûlures.
Un recueil à lire et à relire, en se laissant guider par le fil d’Ariane du poète.
CHANT IV
Tu t’es arrêté tu as fermé les yeux pour être un instant dans l’image, avec le jaune des poires, le silence à peine, juste ce qu’il faut pour dire, c’est la vie, ne bouge pas, sinon comme le chat elle a disparu, ne te laissant que ce peu d’air qu’on appelle le passé, alors oui, pas un geste, pas un mot, tu n’es plus que l’attente et la venue, la fourmi, la montagne, l’espace entre les deux, le geste que tu sens te traverser, t’emporter, tu n’es plus ni tes yeux, ni tes mains, ton corps devient si transparent que le jour s’y reflète et y brûle d’un éclat qui est le tien mais sans t’appartenir, tu ne te demandes plus où tu vas, qui tu es, parce que tu es ce qui n’est pas et ce qui est, pas toi, pas je, pas on, la lumière sur le mur, les mouches posées et, dans ta voix, toutes les voix, tu les entends quand tu remues les lèvres, tu ris mais ça n’est pas ton rire, tu sais qu’il vient de loin, comme dans tes yeux toutes les images, les phrases dans ta bouche, l’inconnu n’a ni nom ni visage, ce seul élan, cette poussée, cet appel peut-être à quoi tu dois répondre car tu n’as pas le choix et que chaque jour, bien sûr, il faut recommencer, tâtonner dans la même pénombre, ouvrir la porte avec le même vent sur le seuil qui t’attendait comme un chien ou, simplement, la même rue, le même arbre avec ou sans ses feuilles, le même silence où tu n’entends plus que le bruit faible de tes pas, ce souffle léger dont tu ne sais si c’est le tien ou celui de l’autre jamais rencontré, jamais, bien qu’il soit là, tu en es sûr, quelque part, tout près, comme dans les feuilles du chêne le caillot noir entrevu un instant sur le bleu, corbeau sans doute ou pie, il n’est pas loin non plus, tu pourrais l’entendre, oui, il faut bien des comparaisons, certaines choses sont insaisissables, le jour perdu, retrouvé, cette attente, même si tu sais qu’il n’y a rien à attendre, cette attente que le cri soudain vient déchirer, le corbeau revenu, ou le souffle toujours, ce peu d’air entre les mots, tu l’entends bien car c’est d’entendre qu’il s’agit, entendre pas voir, c’est bien entendant qu’il faut se faire, pas voyant, même si avec les mots les visions apparaissent, alors, oui, la mosquée à la place de l’usine, les calèches sur la route du ciel, le salon au fond d’un lac, mais rien dans les yeux, tout dans les mots, c’est pourquoi tu écoutes les images, ne cesses dans ta bouche d’entendre leur venue, de les voir naître des phrases, couvrir les yeux, et le réel est une tapisserie, un théâtre vivant où tout est inaccessible, le moindre caillou sur le mur, la moindre fourmi, la moindre fumée, il faudrait pouvoir entendre l’énorme silence de leur venue, ce silence au-dessous du silence, voilà ce que tu appelles voix, c’est ça, peut-être, l’attente, le remuement des choses qui commencent, l’affleurement des formes quand elles n’en sont pas mais un éclat où le monde entier brille, s’entr’ouvre, et c’est la lumière et la nuit, cet air invisible, son tourbillon d’atomes, le peuplier, le banc sur lequel un corps viendra s’asseoir, tous les visages dans un seul visage, chaque objet dans l’imminence de sa présence, tout dans la parole muette que tu ne peux si vite parfois que reconnaître, que tu n’as pas pu savoir et, lorsque tu te tais, il est trop tard, les images recouvrent le jour, tu ne sais plus que dire hypermarché, avenue, parking ou aubépine, forêt, station service qu’importe, les noms te submergent, tu ne sens plus dans ton regard que l’infini grouillement des voix, avec, tout autour, les rugissements, les braiements, les bêlements, les coassements, les feulements, les cris, les phrases toutes faites, les mots pipés, paix, justice, liberté, chante le choryphée, prix, marges, plus-value, commissions, répond le chœur, effarouchées les vierges défendent leur vertu, dignité, sérénité, j’ai pour moi ma conscience, le ridicule ne tue jamais, disait-il, sinon les rues seraient désertes, comme en ces jours de canicule mais rends-toi compte, le temps n’est plus ce qu’il était, à présent chacun y va de son petit couplet, sécurité, solidarité pour les cadavres entassés au soleil sous les mouches, on pleure, on crie, des voix s’élèvent, se dispersent, et pendant ce temps va-t-en guerre et fous de Dieu, le pauvre ne sait plus à quel saint se vouer, croix, croissant, croassement, les bouches crachent dents et haine, les tours s’écroulent, les derricks flambent, les hospices, les hôpitaux, chacun son diable, satan-janus reprend du poil de la bête, on n’entend plus rien, on ne comprend plus, on se demande comment le monde peut tourner, mais il tourne, il tourne à donner le vertige, on rit, que faire d’autre, sur la vitre toitures et ciel, nuages immobiles, comme si de rien n’était
Jacques Ancet, in L’identité obscure, Ed. Lettres vives, Coll. Terre de poésie, 2009.
Ancrage – Oeuvre de José Pini, 2008. 150 x 100 cm. Bois, colle, pigments.