Eleven A.M. (Onze heures du matin) – Poème de Joyce Carol Oates inspiré d’une peinture d’Edward Hopper

ELEVEN A.M.

 

She’s naked yet wearing shoes.
Wants to think nude. And happy in her body.

Though it’s a fleshy aging body. And her posture
in the chair—leaning forward, arms on knees,
staring out the window—makes her belly bulge,
but what the hell.

What the hell, he isn’t here.

Lived in this damn drab apartment at Third Avenue,
Twenty-third Street, Manhattan, how many
damn years, has to be at least fifteen. Moved to the city
from Hackensack, needing to breathe.

She’d never looked back. Sure they called her selfish,
cruel. What the hell, the use they’d have made of her,
she’d be sucked dry like bone marrow.

First job was file clerk at Trinity Trust. Wasted
three years of her young life waiting
for R.B. to leave his wife and wouldn’t you think
a smart girl like her would know better ?

Second job also file clerk but then she’d been promoted
to Mr. Castle’s secretarial staff at Lyman Typewriters. The
least the old bastard could do for her and she’d
have done a lot better except for fat-face Stella Czechi.

Third job, Tvek Realtors & Insurance and she’s
Mr. Tvek’s private secretary : What would I do
without you, my dear one ?

As long as Tvek pays her decent. And he doesn’t
let her down like last Christmas, she’d wanted to die.

This damn room she hates. Dim-lit like a region of the soul
into which light doesn’t penetrate. Soft-shabby old furniture
and sagging mattress like those bodies in dreams we feel
but don’t see. But she keeps her bed made
every God-damned day, visitors or not.

He doesn’t like disorder. He’d told her how he’d learned
to make a proper bed in the U.S. Army in 1917.

The trick is, he says, you make the bed as soon as you get up.

Detaches himself from her as soon as it’s over. Sticky skin,
hairy legs, patches of scratchy hair on his shoulders, chest,
belly. She’d like him to hold her and they could drift into
sleep together but rarely this happens. Crazy wanting her, then
abruptly it’s over—he’s inside his head,
and she’s inside hers.

Now this morning she’s thinking God-damned bastard, this has
got to be the last time. Waiting for him to call to explain
why he hadn’t come last night. And there’s the chance
he might come here before calling, which he has done more than once.
Couldn’t keep away. God, I’m crazy for you.

She’s thinking she will give the bastard ten more minutes.

She’s Jo Hopper with her plain redhead’s face stretched
on this fleshy female’s face and he’s the artist but also
the lover and last week he came to take her
out to Delmonico’s but in this dim-lit room they’d made love
in her bed and never got out until too late and she’d overheard
him on the phone explaining—there’s the sound of a man’s voice
explaining to a wife that is so callow, so craven, she’s sick
with contempt recalling. Yet he says he has left his family, he
loves her.

Runs his hands over her body like a blind man trying to see. And
the radiance in his face that’s pitted and scarred, he needs her in
the way a starving man needs food. Die without you. Don’t
leave me.

He’d told her it wasn’t what she thought. Wasn’t his family
that kept him from loving her all he could but his life
he’d never told anyone about in the war, in the infantry,
in France. What crept like paralysis through him.
Things that had happened to him, and things
that he’d witnessed, and things that he’d perpetrated himself
with his own hands. And she’d taken his hands and kissed them,
and brought them against her breasts that were aching like the
breasts of a young mother ravenous to give suck,
and sustenance. And she said No. That is your old life.
I am your new life.

She will give her new life five more minutes.

 

Joyce Carol Oates. Poème inédit publié dans The New Yorker du 27 août 2012, p.44 et 45.

 

onze heures matinEleven A.M.Edward Hopper (1882-1967), Huile sur toile, 1926

 

ONZE HEURES DU MATIN

 

Elle est toute nue, à part les chaussures.
Aimerait se considérer comme un nu. Se trouver heureuse dans son corps.

Un corps pourtant trop en chair, vieillissant. Et sa position
sur le fauteuil — penchée en avant, les bras sur les genoux,
regardant par la fenêtre — fait ressortir son ventre,
eh bien, tant pis.

Tant pis puisqu’il n’est pas là.

Elle vit dans ce foutu appart, si morne, de la 3e Avenue
et de la 23e Rue, à Manhattan, depuis combien
d’années — au moins quinze ? Était venue
de sa province, Hackensack, dans la grande ville.
Il lui fallait respirer.

Elle n’avait jamais regretté. Certes, ils l’avaient jugée égoïste
et sans cœur. Tant pis : ils se seraient tellement servis d’elle
qu’ils l’auraient vidée de sa moelle.

Premier travail : classer des documents au Trinity Trust. Trois ans
de sa jeune vie perdus à attendre
que R.B. quitte sa femme, et pourtant on aurait cru
qu’une fille éveillée comme elle aurait été moins bête.

Deuxième poste : toujours à classer, et puis promue
au secrétariat de M. Castle — chez Lyman, Machines à écrire.
C’était bien le moins que ce vieux salaud pouvait faire pour elle
— s’en serait mieux sortie s’il n’y avait eu Stella Czechi et sa face de vache.

Troisième poste : Tvek Immobilier et Assurances, et là,
secrétaire particulière de M. Tvek — Qu’est-ce que je ferais
sans vous, ma très chère ?

Du moment que Tvek la paye décemment. Et qu’il
ne la laisse pas en plan comme à Noël dernier — elle a voulu mourir.

Cette foutue chambre, elle la déteste. Aussi mal éclairée qu’une zone
de l’âme où nulle lumière ne pénètre. Vieux meubles
mous et minables, matelas flasque comme ces corps qu’on sent en rêve
sans les voir. Mais son lit est toujours bien fait
quel que soit le jour, qu’elle ait de la visite ou pas.

Il n’aime pas le désordre. Il lui avait dit comment
il avait appris à faire un lit dans les règles, dans l’armée U.S. en 17.

Le truc, dit-il, c’est de s’occuper du lit dès qu’on se lève.

À peine a-t-il fini qu’il se détache d’elle. Peau poisseuse,
jambes poilues, plaques de poils rêches sur ses épaules, sur sa poitrine,
son ventre. Elle aimerait qu’il la serre contre lui, ils dériveraient ensemble
vers le sommeil, mais ça n’arrive pas souvent. Il a les jambes
qui tressaillent nerveusement et ça la dérange. Elle croit qu’il préférerait
bondir loin d’elle dès qu’il a joui, ce salaud.

Il la veut comme un fou, et puis soudain, terminé — il est dans
sa tête à lui, elle dans la sienne.

Maintenant, ce matin, elle se dit : Espèce de salaud,
cette fois-ci, c’est la dernière. Elle attend qu’il téléphone, qu’il explique
pourquoi il n’est pas venu hier soir. Elle a
attendu de huit heures du soir à minuit et pendant ce temps,
elle avait la nausée à force de le haïr, de se haïr elle-même et pourtant
l’espoir a bondi en elle quand le téléphone a sonné. Il a dit
Inévitable, crise à la maison. Je t’aime.

Maintenant elle attend qu’il rappelle. Peut-être arrivera-t-il
ici avant de téléphoner. Il l’a fait plus d’une fois.
J’en pouvais plus d’être loin.
Bon Dieu, je suis fou de toi.

Dégoûtée d’elle-même, d’être si disponible. Et quand elle trempait dans
son bain ce matin. Après une nuit en sueur. S’est fait jouir violemment,
brutalement, comme si elle voulait blesser cet endroit doux et secret
semblable à une mini-langue douée de mini-parole. Elle pense : Va te
faire voir, c’est la dernière fois.*

Dans ce tableau sombre d’Edward Hopper qui ne pouvait peindre
que sa femme parce que Jo Hopper était jalouse des modèles nus,
on ne voit pas son visage, mais c’était celui d’une fille,
et puis il s’est alourdi et fait la moue, elle a des lèvres aussi rouges
que du rouge à lèvres, un visage maussade de brune boudeuse encore
sacrément belle — et ça, il le sait, il s’excite de voir dans la rue
des hommes qui la suivent des yeux
et puis ça tourne à l’aigre, et il l’accuse, elle.*

Elle pense qu’elle va donner dix minutes encore à ce salaud.

C’est Jo Hopper dont le visage ordinaire de rousse s’étale
sur le visage de cette femme bien en chair, et lui c’est l’artiste
mais aussi l’amant. Il ne l’avait jamais vue jouir
aussi violemment, aussi durement, jamais entendu son cri
de chose qui s’étrangle, et pourtant la semaine dernière il était venu
pour l’emmener dîner au Delmonico’s mais ils avaient fait l’amour
dans cette chambre mal éclairée, dans son lit, ils étaient sortis
trop tard, et elle l’avait entendu quand il s’était expliqué au
téléphone : la voix d’un homme qui explique à sa femme résonne
d’immaturité, de lâcheté, ça la rend malade
de mépris quand elle s’en souvient.
Et pourtant il dit qu’il a quitté sa famille,
qu’il l’aime, elle.

Il fait courir ses mains sur son corps de femme comme un aveugle
qui voudrait voir. Et ça rayonne sur son visage grêlé et marqué,
il a besoin d’elle de la même façon qu’un affamé a besoin de manger.
Sans toi je meurs. Ne me quitte pas.

Un jour en cachette elle l’a vu dans la rue avec son fils cadet,
maigrichon de treize ans, le père et le fils marchant d’un même pas,
tellement liés qu’ils n’avaient pas besoin de parler. Partageant
une humeur solitaire comme ils partagent leur visage d’oiseau de proie
et leurs cheveux noirs qui descendent en V sur le front.
Le fils grandira pour devenir son père, elle l’a vu et s’est sentie poignardée,
humiliée, exclue.*

Il lui a dit que ce n’était pas ce qu’elle croyait. Ce n’était pas sa famille
qui l’empêchait de l’aimer tant qu’il pouvait, mais sa vie,
il n’avait jamais parlé à quiconque de la guerre dans l’infanterie,
en France. De ce qui se répandait en lui comme une paralysie.
Des choses qui lui étaient arrivées, de celles
auxquelles il avait assisté, de celles qu’il avait commises
de ses propres mains. Alors elle lui avait pris les mains et les avait
embrassées, les avait portées contre ses seins qui lui faisaient aussi mal
que ceux d’une jeune mère avide d’allaiter
et de nourrir. Et elle avait dit Non. Ça, c’est ta vie d’autrefois.
Ta nouvelle vie, c’est moi.

Elle va lui donner encore cinq minutes, à sa nouvelle vie.

 

Joyce Carol Oates, in Télérama hors-série n° 180, octobre 2012.
Poème complet traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Vanderkinder.

* Strophes non publiées dans The New-Yorker.

 

 

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