À l’angle de la 21e et de la 10e rue, soudain je pense
Les morts sont bien morts.
Morts et perforés comme de simples ruches.
Pas même leurs mains ne transpirent.
Ce sont tous les autres — je veux dire — nous les vivants qui parlons.
Nous autres qui citons un nom sur les trottoirs,
et devenons les complices de l’eau
qui passe humiliée à travers leurs os.
Mais les morts, les morts eux sont bien morts.
Tranquilles, parfaitement acclimatés au silence qui en rien
ne les désespère.
Les morts ont oublié leurs envies.
Et les autres — je veux dire — nous, nous continuons simplement
comme fiancés,
camarades, comme chefs ou nobles âmes.
Nous changeons de trottoir, changeons de vêtements.
Nous nous touchons les mains ou encore les épaules,
embrassons nos regards
et continuons, continuons de murmurer à nouveau
sur un autre trottoir,
agitant comme des perroquets ivres nos têtes harassées,
trébuchant, nous renversant, fourmis satisfaites de leurs jours.
Et les morts cependant persistent dans l’isolement de leur tumulte.
Submergés de fonctions et de contrariétés, bien ou mal,
à contretemps,
ils ont rencontré ce silence qui a fini par les mordre.
Nous, les autres, écoutons indociles les cloches : où donc sont-ils ?
Chacun sait que bientôt nous gratterons l’allumette
pour l’antépénultième cigarette de l’ultime inquiétude.
Et nous retournons ah — je veux dire — nous retournons à nouveau
sur les trottoirs
pour nourrir les saluts, les hâtes et les prières.
Mais très vite notre rumeur s’épuise.
Notre élan soudainement se change
en poignée de sel que demande la voisine.
Et l’incessant murmure des heures devient,
devient — je veux dire — est devenu
ce mégot étouffé, piétiné et éteint.
Ángel Escobar (1957-1997), in la revue Europe n°770-771, juin-juillet 1993.
Traduit de l’espagnol par Salvador Bella.
Poème extrait du recueil Abuso de confianza, 1992.
Clefs : Ángel Escobar Varela | poète cubain | La Havane | repos éternel | vie qui passe | angoisse | tristesse
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