Dans le contexte actuel de la révolution tunisienne, je me suis fait la réflexion que je n’avais lu aucun poète tunisien. Après quelques recherches, je constate qu’il est assez difficile de trouver des éditions en français de poésie tunisienne.
Dans le flot des images qui nous arrivent de Tunisie par internet, je me suis intéressé aux moments où les manifestants entonnent l’hymne tunisien. Le retrouvant sur la toile, j’apprends que les derniers vers sont extraits d’un poème d’Abou El Kacem Chebbi : « La volonté de vivre » (Iradat Ul-hayat).
La volonté de vivre
Lorsqu’un jour le peuple veut vivre,
Force est pour le Destin, de répondre,
Force est pour les ténèbres de se dissiper,
Force est pour les chaînes de se briser.
Avec fracas, le vent souffle dans les ravins,
au sommet des montagnes et sous les arbres
disant :
« Lorsque je tends vers un but,
je me fais porter par l’espoir
et oublie toute prudence ;
Je n’évite pas les chemins escarpés
et n’appréhende pas la chute
dans un feu brûlant.
Qui n’aime pas gravir la montagne,
vivra éternellement au fond des vallées ».
Je sens bouillonner dans mon cœur
Le sang de la jeunesse
Des vents nouveaux se lèvent en moi
Je me mets à écouter leur chant
A écouter le tonnerre qui gronde
La pluie qui tombe et la symphonie des vents.
Et lorsque je demande à la Terre :
« Mère, détestes-tu les hommes ? »
Elle me répond :
« Je bénis les ambitieux
et ceux qui aiment affronter les dangers.
Je maudis ceux qui ne s’adaptent pas
aux aléas du temps et se contentent de mener
une vie morne, comme les pierres.
Le monde est vivant.
Il aime la vie et méprise les morts,
aussi fameux qu’ils soient.
Le ciel ne garde pas, en son sein,
Les oiseaux morts
et les abeilles ne butinent pas
les fleurs fanées.
N’eût été ma tendresse maternelle,
les tombeaux n’auraient pas gardé leurs morts ».
Par une nuit d’automne,
Lourde de chagrin et d’inquiétude,
Grisé par l’éclat des étoiles,
Je saoule la tristesse de mes chants,
Je demande à l’obscurité :
« La vie rend-elle à celui qu’elle fane
le printemps de son âge ? «
La nuit reste silencieuse.
Les nymphes de l’aube taisent leur chant.
Mais la forêt me répond d’une voix
aussi douce que les vibrations d’une corde :
» Vienne l’hiver, l’hiver de la brume,
l’hiver des neiges, l’hiver des pluies.
S’éteint l’enchantement,
Enchantement des branches
des fleurs, des fruits,
Enchantement du ciel serein et doux,
Enchantement exquis des prairies parfumées.
Les branches tombent avec leurs feuilles,
tombent aussi les fleurs de la belle saison.
Tout disparaît comme un rêve merveilleux
qui brille, un instant, dans une âme,
puis s’évanouit.
Mais restent les graines.
Elles conservent en elles le trésor
d’une belle vie disparue… »
La vie se fait
Et se défait
Puis recommence.
Le rêve des semences émerge de la nuit,
Enveloppé de la lueur obscure de l’aurore,
Elles demandent :
« Où est la brume matinale ?
Où est le soir magique ?
Où est le clair de lune ?
Où sont les rayons de la lune et la vie ?
Où est la vie à laquelle j’aspire ?
J’ai désiré la lumière au-dessus des branches.
J’ai désiré l’ombre sous les arbres »
Il* dit aux semences :
« La vie vous est donnée.
Et vous vivrez éternellement
par la descendance qui vous survivra.
La lumière pourra vous bénir,
accueillez la fertilité de la vie.
Celui qui dans ses rêves adore la lumière,
la lumière le bénira là où il va. »
En un moment pas plus long
qu’un battement d’ailes,
Leur désir s’accroît et triomphe.
Elles soulèvent la terre qui pèse sur elles
Et une belle végétation surgit pour contempler la beauté de la création.
La lumière est dans mon cœur et mon âme,
Pourquoi aurais-je peur de marcher dans l’obscurité ?
Je voudrais ne jamais être venu en ce monde
Et n’avoir jamais nagé parmi les étoiles.
Je voudrais que l’aube n’ait jamais embrassé mes rêves
Et que la lumière n’ait jamais caressé mes yeux.
Je voudrais n’avoir jamais cessé d’être ce que j’étais,
Une lumière libre répandue sur toute l’existence.
Abou El Kacem Chebbi (أبو القاسم الشابي ), in Les chants de la vie (Aghani Al Hayat), . Traduction de S.Masliah.
« Poème écrit à Tabarka le 16 septembre 1933, le poète était alors malade et en convalescence dans le nord de la Tunisie. » (N. Arfaoui)
* Je comprends ce « il » par « Dieu », mais peut-être suis-je dans l’erreur… [mon interprétation s’avère fausse sur ce point car, si j’en crois les commentaires sur cet article, « il » est le printemps.]
Iradatou al hayat, lu par Rami Lafi
Je vous invite à lire aussi son poème engagé : Aux tyrans du monde (Ela Toghat Al Alaam). Il l’a écrit, au début du XXe siècle, vraisemblablement en réaction aux crimes du colonialisme français.
La force de ce poème engagé traverse le temps et reste d’actualité.
Merci beaucoup.
Cela m’a fait plaisir de lire et relire en langue française le poème de notre cher poète, cependant je voudrais savoir qui a fait la traduction car parfois ça colle bien parfois non, de ce fait
le « IL » que vous avez compris « Dieu » est en fait « le printemps » les vers précédents manquaient ou mal traduits. il a parlé de l’automne »
Par une nuit d’automne,
Lourde de chagrin et d’inquiétude,
puis de l’hiver
» Vienne l’hiver, l’hiver de la brume,
l’hiver des neiges, l’hiver des pluies.
mais dans le texte en arabe il évoque textuellement le mot printemps que je traduis à ma façon:
Puis vient le printemps avec ses mélodies,
ses rêves et son enfance parfumée
et l’a embrassé* des baisers sur les lèvres
qui renouvellent la jeunesse perdue
Et lui dit:
La vie vous est donnée.
Et vous vivrez éternellement
etc… etc…
*(semences)
Voilà merci beaucoup
Bonne continuation.
Bonjour,
Merci pour vos remarques qui me permettent de m’approcher au plus près de la traduction de ce poème.
J’ai trouvé « la volonté de vivre » sous cette traduction dans l’ouvrage biographique « Abou el kacem Chebbi » par Abderrazak Cheraït. La traduction du poème en question y est attribuée à « S. Masliah » : mais je n’ai aucun renseignement sur ce traducteur…
Si vous trouvez une traduction publiée qui vous parait plus fiable, n’hésitez pas à me la communiquer.
Cordialement
Guillaume Riou
Avant toute chose, je tiens, M. Riou à vous remercier pour l’intérêt que vous portez à la poésie tunisienne.
Il y a un grand problème pour la publication de la poésie et sa distribution, chez nous ; la quasi-totalité des poètes tunisiens publient à compte d’auteur. Et puis malheureusement, il n’y a vraiment pas de revues spécialisées. Personnellement, j’écris en français. En 2010, j’ai publié, à compte d’auteur, un recueil, sorte de somme de 40 ans d’écriture, intitulé « Arpèges sur les ailes de mes ans ».
J’ai créé un blog pour faire connaître ma poésie. Son titre est : Poèmes de Mokhtar El Amraoui et autres voyages ; son url est : https://mokhtarivesenpoemesetautresvoyages.blogspot.com/
J’espère que vous me ferez l’honneur de le visiter.
Concernant le pronom personnel « IL » dans le poème d’Abou El Kacem Ecchebbi réfère , comme l’a dit M. Rached Miladi au printemps.
Longue vie à votre blog
Bonjour Mr El Amraoui.
Merci pour vos commentaires sur « Poussière Virtuelle ».
Je suis allé sur votre blog https://mokhtarivesenpoemesetautresvoyages.blogspot.com/ que je trouve très intéressant. J’ai particulièrement aimé votre poème « La symphonie errante ». Je vais mettre un lien vers votre blog sur le mien, dans les liens poétiques. Continuez à partager votre poésie sur Internet.
Bien cordialement
Guillaume Riou
Bonjour,
De quoi parle le poème plus particulièrement s’il vous plait ?
Merci d’avance
Bonjour,
Ce poème, le plus connu de Chebbi, a été écrit en 1933 à Tabarka pendant un séjour de convalescence dans le nord de la Tunisie. Il y lançait un défi à ses maux et exprimait un attachement à la vie. Il prône la force de vivre et l’importance d’agir pour se libérer du mal.
Je ne trouve pas d’analyse du poème qui puisse vous aider à le décrypter plus en détail.
Les 4 premiers vers de ce poème ont été inclus dans l’hymne national tunisien en 1955.
Un poème sublime