UN VERRE DE VIN BLANC
A petits coups noués
Te viderons-nous, verre
Que le vin jaune éclaire,
Verre aux bords embués ?
Sur la table apparue
De sapin lavé frais,
Verre de verre épais
Qu’un Saint-Saph jeune embue ?
Non, reste, reste plein
De froide humeur dorée :
Mesure de durée,
Il est sable, ce vin.
Au plafond bas s’ébroue
Par le soleil porté,
Un pan de lac d’été
Que le joran secoue ;
Des lames du volet
La molle échelle traîne,
Et l’ombre sent la reine
Des prés, même l’œillet;
L’horloge au mur sirote
Le temps long, le temps court,
La servante en amour
Ivre, absente, tricote ;
Un groupe bleu-de-ciel
De sulfateurs sommeille.
Grise, dort une abeille
Sur le front de Davel ;
Avance, verre, avance,
Sache emplir tout le champ
De notre œil que distend
Ta rêche transparence,
Et, comme, au creux du soir,
Les vignes violettes,
Verre à côtes replètes
Fume, tel un pressoir.
Qu’affleure à ta margelle
L’oubli désaltérant,
Notre mémoire errant
Chérit sa soif fidèle :
Tes grains ont-ils tremblé ?
Qui souffla sous ton sable ?
Sur l’éternelle table
Veille, verre voilé.
Verre aux bords embués
Que le vin jaune éclaire,
Te viderons-nous, verre,
A petits coups noués ?
Pierre-Louis Matthey (1893-1970), in Présence de Ramuz, Ed. L’art au village, Saint-Jeoire en Faucigny, 1951
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