La québécoise Michèle Lalonde (née en 1937) a écrit son fameux poème engagé « Speak white » en plein contexte de révolte. Tandis que le Québec se lève pour affirmer sa culture et sa langue, elle le lit pour la première fois à Montréal, lors de La nuit de la poésie, le 27 mars 1970.
L’expression Speak white est alors une injure raciste. Elle est utilisée dans l’Ouest canadien, pour agresser ceux qui, appartenant à un groupe minoritaire, se permettent, dans un lieu public, de parler autre chose que l’anglais.
Le poème est rapidement adopté par le public, affiché tel un manifeste québécois, et considéré comme séparatiste par les autorités de l’époque.
On peut dire aujourd’hui qu’il est un des textes fondamentaux de la poésie québécoise.
SPEAK WHITE
Speak white
il est si beau de vous entendre
parler de Paradise Lost
ou du profil gracieux et anonyme qui tremble dans les sonnets de Shakespeare
nous sommes un peuple inculte et bègue
mais ne sommes pas sourds au génie d’une langue
Parlez avec l’accent de Milton et Byron et Shelley et Keats
speak white
et pardonnez-nous de n’avoir pour réponse
que les chants rauques de nos ancêtres
et le chagrin de Nelligan
Speak white
parlez de choses et d’autres
parlez-nous de la Grande Charte
ou du monument à Lincoln
du charme gris de la Tamise
de l’eau rose du Potomac
parlez-nous de vos traditions
nous sommes un peuple peu brillant
mais fort capable d’apprécier
toute l’importance des crumpets
ou du Boston Tea Party
mais quand vous really speak white
quand vous get down to brass tacks
pour parler du gracious living
et parler du standard de vie
et de la Grande Société
un peu plus fort alors speak white
haussez vos voix de contremaîtres
nous sommes un peu durs d’oreille
nous vivons trop près des machines
et n’entendons que notre souffle au-dessus des outils
Speak white and loud
qu’on vous entende
de Saint-Henri à Saint-Domingue
oui quelle admirable langue
pour embaucher
donner des ordres
fixer l’heure de la mort à l’ouvrage
et de la pause qui rafraîchit
et ravigote le dollar
Speak white
tell us that God is a great big shot
and that we’re paid to trust him
speak white
parlez-nous production, profits et pourcentages
speak white
c’est une langue riche
pour acheter
mais pour se vendre
mais pour se vendre à perte d’âme
mais pour se vendre
Ah ! Speak white
big deal
mais pour vous dire
l’éternité d’un jour de grève
pour raconter
l’histoire d’un peuple-concierge
mais pour rentrer chez nous le soir
à l’heure où le soleil s’en vient crever au-dessus des ruelles
mais pour vous dire, oui, que le soleil se couche, oui,
chaque jour de nos vies à l’est de vos empires
rien ne vaut une langue à jurons
notre parlure pas très propre
tachée de cambouis et d’huile
Speak white
soyez à l’aise dans vos mots
nous sommes un peuple rancunier
mais ne reprochons à personne
d’avoir le monopole
de la correction de langage
dans la langue douce de Shakespeare
avec l’accent de Longfellow
parlez un français pur et atrocement blanc
comme au Viêt-Nam, au Congo
parlez un allemand impeccable
une étoile jaune entre les dents
parlez russe, parlez rappel à l’ordre, parlez répression
speak white
c’est une langue universelle
nous sommes nés pour la comprendre
avec ses mots lacrymogènes
avec ses mots matraques
Speak white
tell us again about Freedom and Democracy
nous savons que Liberté est un mot noir
comme la misère est nègre
et comme le sang se mêle à la poussière des rues d’Alger ou de Little Rock
Speak white
de Westminster à Washington relayez-vous
speak white comme à Wall Street
white comme à Watts
be civilized
et comprenez notre parler de circonstance
quand vous nous demandez poliment
how do you do
et nous entendez vous répondre
we’re doing all right
we’re doing fine
we
are not alone
Nous savons
que nous ne sommes pas seuls.
Michèle Lalonde, Speak White, poème-affiche, l’Hexagone, publié en 1974.
Speak white par Michèle Lalonde à la Nuit de la poésie du 27 mars 1970.
Il me semble que ça faisait partie de ce que tu nous avais montré à propos de la poésie québecoise ?
Magnifique poème, un beau souvenir.
Oui en effet. Michèle Lalonde faisait partie des nombreux poètes qui sont intervenus avec brio pour cette 1ere Nuit de la poésie à Montréal dans le théatre Gesù.
Je présenterai au CPR la 2eme Nuit de la poésie (1980) en décembre.
Bises.
Guillaume
Merci, cher Guillaume, de m’avoir fait écouter Michèle Lalonde – dont j’ignorais le magnifique poème, nul n’est parfait !
Et votre poésie, aussi, merci ! On en sort grandi.
Je suis americain qui etudie le poeme. Je vous savoir d’abord svp, a qui est-ce qu’elle addresse le « vous ». Ce sont les Anglophones?
Bonjour Ryan.
Oui, ce sont bien aux anglophones qui prônaient la suprématie de leur langue que s’adresse Michèle Lalonde dans ce poème. Principalement aux canadiens anglophones.
Pour bien comprendre ce poème, il faut le remettre dans son contexte des années 1960 à 1970. C’était l’époque de la « Révolution tranquille » au Québec. Les québecois étaient alors dans une démarche culturelle de préservation de leur langue et de leur identité. Ils luttaient contre l’expansion canadienne.
Comme je le précise, « Speak white » était une expression moqueuse et dénigrante envers les québecois qui parlaient français. Vous trouverez des détails en suivant ce lien : https://en.wikipedia.org/wiki/Speak_White
Les québecois continuent aujourd’hui à mettre en valeur leur culture et leur langue. L’anglais est une langue puissante, mais aussi « conquérante » d’un point de vue économique. Or, il me semble important que tous les pays du monde entretiennent et valorisent leur(s) langue(s) : cela apporte une pluralité culturelle précieuse. En cela j’admire et je diffuse la poésie engagée de Michèle Lalonde.
Bien cordialement
Guillaume Riou
Speak white
de Westminster à Washington relayez-vous
speak white comme à Wall Street
white comme à Watts
be civilized