Mallarmé, professeur de morale
On s’en est pris ces temps derniers et fort lourdement à Mallarmé, « champion de la tour d’ivoire », « professeur dont toute la « vie » s’est passée entre les quatre murs d’un lycée et ceux d’une salle à manger-bureau », sans compter le qualificatif de « chancre » et celui d’ « origine de nos maux ».
Il est bien significatif qu’en cette époque d’éhonté galvaudage — où pullulent plus que jamais les plumitifs vendus, où tant de nos grands hommes (dont les vies données pour exemplaires servaient jadis d’illustrations pour les livres de morale) sont regardés comme tout juste bons à être les enseignes de l’Etat-Casino quand il met en œuvre l’expédient de la Loterie nationale — il est, certes, dans l’ordre de cette période d’officielle démoralisation que des représentants de la jeunesse en viennent à reprocher à un poète d’avoir été trop « pur » et de n’avoir consenti, sa vie durant, aucune concession au désir de succès non plus qu’au besoin d’argent.
Mallarmé ne serait-il que cette figure négative d’homme qui se refusa à toute compromission et choisit d’enseigner l’anglais dans un lycée plutôt que de voir les produits les plus déliés de sa pensée se changer en une marchandise, Mallarmé ne serait-il que ce monsieur, que ce petit bourgeois d’allure, à première vue, quelconque mais exempt de souillure qu’il aurait droit à tout notre respect.
Certaines vertus des plus élémentaires — dont on ne songeait guère, il n’y a pas si longtemps, qu’un jour viendrait où il importerait d’en faire l’éloge — certaines vertus sans tapage telles qu’un minimum de probité dans la conduite de la vie et l’exercice de l’intelligence, le goût du travail achevé, le dédain de l’arrivisme et une fidélité constante à ce que l’on tient pour vérité, sont aujourd’hui à tel point ravalées en dépit du moralisme de façade dont la phraséologie officielle est empreinte qu’on n’hésite pas à qualifier d’« esthétisme » l’attitude d’un poète à qui, très simplement, il répugna de se salir et pour qui la pratique desdites vertus ne fut que monnaie courante, telles ces règles de très général savoir vivre que les gens de toutes classes appliquent sans même y penser parce qu’elles sont l’ABC de toute tenue morale dans nos sociétés civilisées.
Que Mallarmé soit un poète difficile d’accès, nul n’en disconviendra. Qu’on songe seulement qu’il est abrupt à ce point parce qu’il a réussi ce que peu de poètes pourraient se targuer d’avoir fait : se créer un langage parfaitement adéquat à son objet, un langage qui vise moins à décrire ou raconter qu’à déclencher certains mouvements de l’esprit. Qu’on songe aussi à l’absolue intégrité dont il fit preuve durant cette entreprise qui exigea, non seulement la plus haute puissance inventive, mais les efforts de toute une vie. En cette époque où, pour les besoins de la propagande que l’on sait, tant d’hommes — non contents de vivre sur les genoux — font passer pour argent comptant les propos les plus fallacieux, la leçon du professeur Mallarmé ne peut que nous profiter.
Michel Leiris (1901-1990), article publié dans la revue Les lettres françaises n°9, 1943. Et republié dans Brisées, Ed. Mercure de France, 1966.
Portrait de Mallarmé par James Abbott McNeill Whistler (1834-1903)
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