Jean-Marc Debenedetti et la poésie

La poésie n’est pas rentable, paraît-il ? Mais ce n’est pas nouveau. Déjà Mainard en son temps déplorait, non sans malice, qu’il était plus judicieux de vendre des bottes que de faire des vers ! Trois siècles plus tard, Octavio Paz, dans L’autre voix, parvenait à ce bilan affligeant : « Les éditeurs ont ignoré tous ces lecteurs potentiels que sont les amateurs qui écrivent des poèmes. Rien d’étrange à cela : presque tous les éditeurs commerciaux font partie des technocraties dirigeantes, un groupe qui adore les sciences sociales, pour incertaines qu’elles soient, qui dédaigne les lettres classiques et considère la poésie avec méfiance : il n’y voit qu’une activité oiseuse ou un passe-temps archaïque. Il faudrait donc commencer par éduquer les éditeurs, leurs conseillers et leurs représentants… » Vaste programme s’il en est ! Et Paz ne pouvait savoir en 1990 que sa vision sagace s’appliquerait avec autant d’exactitude à la situation que nous connaissons aujourd’hui.
Pour illustrer le constat navrant d’Octavio Paz, il vaut mieux en effet publier les récits de scandales financiers dont raffole le public, que de lui proposer des œuvres de qualité, dont la poésie fait évidemment partie. C’est d’ailleurs la même « logique » qui pousse la télévision à ne montrer à une heure d’écoute raisonnable que des séries lamentables !
Décidément ces « technocrates dirigeants », si bien épinglés par Paz, ne sont pas des humanistes !

Il est vrai cependant que le monde évolue, ce qui ne veut pas dire qu’il progresse. Il semble muter vers une nouvelle ou pseudo culture, toute fondée sur l’image, sur la «Toile », outil redoutable qui favorise tant les échanges commerciaux en permettant la mondialisation de profits toujours grandissants pour la même minorité, tandis que le fanatisme religieux prospère avec le terrorisme, sur fond d’une démographie toujours croissante, avec, pour renfort de potage, la série des catastrophes économique et écologique que l’on sait… .
Dans un tel environnement la poésie semble bien condamnée, en effet ! Benjamin Péret, il y a plus de soixante ans affirmait déjà que « le monde qui lance sur le marché les bijoux à dix sous ne peut donner à la masse que de la poésie au même prix… ».
Cependant nous sommes encore des milliers, peut-être des millions, en France et ailleurs à en ressentir encore plus ou moins la nécessité. Qui, s’il n’a jamais écrit un poème, même au temps de l’adolescence, ne s’est emparé d’un livre de poésie qui le fasse rêver ?

[…]

En ce qui me concerne, le poème est la musique d’un paysage intangible qui tente de se faire entendre malgré la rumeur du monde. La poésie est un chemin sans limite, c’est-à-dire sans commencement ni fin, conduisant à cette vallée que je connais mais que je ne verrai jamais. Le poète, c’est ce chasseur errant rêvant parcourant le monde guidé par le seul vol de sa flèche. La poésie se présente ainsi comme une arène, à la fois support ou surface, et périmètre au-delà duquel on demeure spectateur, aveugle au vol des sagaies devenues invisibles, dès lors que l’on se situe en dehors du cercle. Malgré l’offrande, le chasseur habite seul cette absence jonchée de mots.
Semblable à la Terre ou à l’Univers, son arène n’a pas de bord, jusqu’aux confins de la musique d’un paysage, qui en est le reflet, ou plutôt l’écho plastique.
J’aime l’idée d’une offrande libre faite au ciel qu’on interroge, en ce lieu précis de l’esprit où la magie rejoint la poésie qui en est la fille utérine. »

 

Jean-Marc Debenedetti, in Revue Poesie1 n°51, 2007

 

Jean-Marc Debenedetti

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Un Commentaire

  1. Un blog que je découvre et qui mériterait d’être connu !

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