Douze Millions de Noirs – Texte du poète Georges Herment

En lisant récemment une revue artistique & littéraire des années 50 ayant pour titre « Le Jazz », j’ai découvert un texte clairvoyant du poète Georges Herment (1912-1969), teinté de force et d’humanisme :

 

DOUZE MILLIONS DE NOIRS

 

En l’an de grâce 1916 naissait aux États-Unis, de douze millions d’hommes anciennement déportés d’Afrique, rivés au sol, réduits à l’état de bêtes, un des plus grands mouvements créatifs de l’Histoire. Jamais leurs bourreaux n’auraient supposé que d’une échine aussi anatomiquement courbée pût s’élever un chant de liberté aussi droit, aussi fulgurant que celui qui devait trouver sa plus triomphale expression dans la trompette de Louis Armstrong. Ces animaux qu’ils croyaient domestiques – ou pour le moins domestiqués – se révélaient rétifs de l’âme à tel point que, devant la splendeur de cette liberté intacte, de ce joyau de sang tenu secret dans ces douze millions de poitrines, ils n’eurent d’issue qu’en les qualifiant de «sauvages ». Ainsi s’inscrit – ou s’aplanit – l’Histoire ; mais le fait est là, toujours aussi cuisant pour les uns comme pour les autres : ces douze millions d’hommes n’ont pas démérité de leur sol, non par un sens plus ou moins matériel ou intellectuel de la révolte – comme on le trouve chez les poètes – mais un sens encore plus vrai, plus fatal : celui d’être restés eux-mêmes – ce qui en somme synthétise la révolte dans ce qu’elle a de plus noble, de plus normal.

À la tête de ces douze millions d’hommes, le meilleur a surgi, le plus pur, élu entre tous pour devenir le héros de sa race – avec cette infaillibilité de « l’instinct » qui la perpétue : Louis Armstrong.

Pendant plus de vingt ans, Louis Armstrong se tiendra à la tête de ces pléiades de musiciens scintillant comme des étoiles dans la nuit d’une condition sociale et morale que les bourreaux, éblouis mais bornés, n’ont pas fait changer d’un iota. L’hébétude qu’ils avaient essayé d’inculquer à coups de trique à leurs victimes, Dieu les en a frappés à leur tour, et la cruauté démoniaque qui forme le fond de leur nature n’a guère fait que s’ossifier – devant l’écho, à cet appel, venu des autres continents – comme une autre forme, un second stade de l’hébétude. Elle est devenue une façon d’être, un savoir vivre aussi quotidien que le savoir-trépasser de ceux qu’ils nomment par pudeur – devant le monde révolté – « nos anciens esclaves », comme si cet esclavage ne leur était pas imputable. Elle est le contre-monument de l’apport musical de la race noire à l’humanité, le contre-monument que porte en lui tout américain blanc qui se respecte et qui rend ses gestes d’autant plus raides qu’il déclare plus fort n’avoir pas le préjugé de couleur (aucun ne l’ayant, officiellement). Ainsi agit l’homme civilisé: il viole une race, puis l’extermine en lui reprochant de s’être laissée violer.

Pendant plus de vingt ans des aérolithes imprévus sillonneront le ciel obscur du continent américain, raieront le front barré de l’homme blanc qui l’a soumis, nieront son potentat factice, empêcheront de dormir tranquilles ces boîtes de conserves à deux pieds dont aucun espoir n’est permis qu’on y puisse sertir un jour le plus infime fragment d’un art qui ne soit ni mort, ni académique. Le génie ne fait, sur ces boîtes, que l’effet d’une volée de graviers.

On ne peut oublier que leur seul poète, Edgar Poe, était payé moins que les autres parce que, disaient-ils, écrivant trop bien, son style était trop au-dessus du lecteur moyen du journal qui lui faisait l’honneur d’accepter sa prose. Et les poètes qui ont suivi, plus purs encore, s’appelaient Jimmy Noone, King Olivier, Tommy Ladnier, Jimmy Harrisson… Il y a dès lors peu de chances pour que d’aussi purs « prennent » sur ces boîtes.

Mais le ciel, lucide témoin de la stupidité des hommes (ces poux de la terre que leurs facéties aérostières n’ont guère transformés qu’en poux du ciel), le ciel ne désespère pas : il continue à scintiller, il enfante d’autres étoiles. Pendant plus de vingt ans, toujours précédées de Louis Armstrong, de nouvelles pléiades de musiciens se lèveront, (Fats Waller, Chick Webb, Earl Hines, pour ne citer que les étoiles de première grandeur) maintenant les ténèbres toujours aussi obscures (et naturellement d’autant plus « éclairées ») du continent blanc. Ce qui fait l’honneur d’un pays croupit toujours dans la plus « noire » des misères, dans la tuberculose organique et organisée d’une démocratie qui s’en va du cerveau.

En 1944, la guerre arrive : le stock disponible de chair noire est expédié dare-dare sous tous les méridiens et latitudes susceptibles d’engraisser rapidement le sol des démocraties défaillantes. Le Noir meurt héroïquement pour une cause qu’il ne discute pas. La guerre finie, rien ne change; on lui rappelle aimablement que la soute à charbon a besoin de bras et qu’en somme, s’il se salit, ça se verra moins que s’il était blanc. Plus de cinquante lynchages sont enregistrés en moins de deux ans.

Des centaines d’ouvrages, des centaines de brochures, des milliers de journaux, de discours, de protestations, venus de tous les pays, ont beau s’abattre sur le crâne pierre-poncé de la victorieuse démocratie, ses principes sont immuables, ils entendent rester égaux, non à tous mais à eux : il faut laisser le peuple libre de lyncher les noirs ; et le spectre de Lafayette ne se lèvera plus que pour s’incarner en la personne d’Adolphe Menjou prenant un bain: ces Français, ces européens, ces orientaux ignoreront toujours les lumières qui nous habitent, à savoir qu’on peut rendre hommage au génie de Louis Armstrong sans pour cela se départir d’une attitude envers sa race, attitude légitimée par nos héroïques aïeux : celle du lynchage au ralenti.

Pourtant, au sein même de ce paradis de l’homme moyen, des tempéraments jouent des coudes, des trublions s’insurgent contre un ordre établi qui n’est qu’un désordre figé : Milton Mezzrow, le grand clarinettiste blanc, met en pratique son chef-d’œuvre Really the blues ; Gene Krupa, le célèbre drummer blanc, casse la figure d’un patron de cabaret qui lui reproche d’avoir pris un noir dans son orchestre. Mais pour aussi rafraîchissants que soient ces faits, ils n’en restent pas moins aussi épisodiques que les acteurs noirs dans les films américains – ou que l’absence d’attributs ancillaires sur les acteurs susdits. Le crâne reste aussi obtus que la matière qu’il renferme, aussi sourd que le tympan qui flanque en deux côtés cette matière, aussi dur que le cœur duquel ne lui parvient que des soubresauts de colère, aussi dégagé cependant, aussi compréhensif que celui du conseiller municipal ramenant à la porte un solliciteur qu’il vient d’éconduire : entendu, nous y penserons. Et douze millions de noirs, parmi lesquels a surgi entre temps un romancier de génie, Richard Wright, continuent à croupir dans les camps de concentration sans barbelés des métropoles américaines. Elles aussi ont leur « rideau de fer ».

La question noire marque à jamais l’histoire de l’humanité blanche ; elle l’exhausse au-dessus d’elle-même comme un fleuve sur son barrage. Elle fait son honneur et elle fait sa honte. Elle maintient les yeux du restant du monde fixés sur elle, comme les yeux du médecin sur un malade qui prétend fort bien se porter.Le monde du jazz qui l’a débordée forme à présent une immense famille dont les membres s’alimentent – au cœur battant du rythme retrouvé – du sang toujours vermeil de la race noire. De nouveaux astres ont encore jailli du ciel toujours aussi obscur d’une condition sociale et morale que les bourreaux, toujours aussi éblouis mais non moins bornés, n’ont toujours pas fait changer d’un iota. Des discographes se sont contentés d’ajouter, sur fond blanc, à la liste glorieuse, ces noms à peu de chose près semblables aux autres : Harry Edison, Tiny Grimes, Jimmy Blanton, Don Byas, etc… Des managers blancs, roses ou blêmes, continuent à lacérer démocratiquement l’âme géniale et la lèvre tuméfiée au contre-ut super-commercial de la trompette. Pour eux le cuivre sonne comme une machine-à-sous. Et l’échine plie, toujours aussi raide. Le smoking a remplacé la salopette; mais le musicien noir qui se présente devant le public blanc sent le froid des barreaux pénétrer sa chair : on l’exhibe. Les jeux sont faits. Et le sang coule dans le cuivre comme il coulait dans les champs de coton.

L’homme a toujours été stupide. Une moitié de l’humanité s’est toujours assise sur l’autre moitié. C’est pourquoi il n’est pas mauvais de rappeler que le Blanc ne sévit sur le globe que depuis le XVIe siècle, qu’auparavant d’autres races aussi dignes d’intérêt que la sienne se sont disputé le monopole du bloc de boue, qu’enfin le Blanc, comme tout un chacun,est épisodique et qu’il pourrait très bien finir un jour (ou ses jours) dans un jardin d’acclimatation en tout point semblable à celui qu’il réserve aux hommes et aux animaux qu’il a – ou croit avoir – soumis.

Quand la bombe atomique n’aura plus rien à prouver aux uns et aux autres parce que nul n’existera plus, on entendra peut-être, issu de la sagesse noire, cet appel de l’éternité à ce Temps que notre orgueil de blancs s’est fait, durant des siècles, un insigne honneur de gâcher.

 

Georges Herment, in Le Point : revue artistique et littéraire n°40, janvier 1952.
Numéro sur « Le Jazz ».

 

Douze millions de noirs - Louis ArmstrongPhoto de Louis Armstrong, in Le Point : revue artistique et littéraire n°40, janvier 1952.

 

 

Clefs : anti-racisme | art | musique | humanité
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