BAINS DE MER
I
Juste au-dessus de l’eau, les sourcils, les pommettes, la bouche.
Toute lumière, l’eau recouvre le corps de nappes légères et les découvre. A l’air, la chair mouillée scintille, notes aiguës d’une flûte, ultimes tremblements des sons d’une cymbale.
Baignée, elle s’enlumine d’une huile topaze brûlée. Un vin muscat miroite dans le soleil. Le flux et le reflux, aussi mobiles que les éclats et les ombres que danse sur le sol un platane agité par le vent, dessinent sur la chair des feuilles qui se dorent et brunissent.
II
Elle va, nageant une brasse volontaire, scandée.
Elle se modèle sur une vision à vol d’oiseau qu’ils avaient eue ensemble au château d’If : un corps de femme et ses membres bronzés se ramassent sur eux-mêmes et se détendent sur un rythme égal, d’une manière mécanique et souple, dans une mer verte. La profondeur sensible pourtant se réduit au plan. La nageuse glisse lentement, image double du mouvement et de l’immobilité si parfaite, écrite au pochoir.
III
Il est massé et désarticulé membre à membre par à-coups hasardeux de douceur et de force. Il flotte, les yeux ouverts, seul est présent, ailleurs, un ciel qui ne commence nulle part et n’a pas de fin. Il n’est plus soumis à la pesanteur terrienne, ainsi après l’amour lorsque se dissout le monde de l’extase dans lequel la jouissance, après une débauche de reliefs, a enivré l’espace et brouillé ses dimensions.
Il respire sur un rythme très lent, sept battements de cœur dans un sens, sept dans l’autre, séparés par une courte pause à l’aller comme au retour, se berçant de sa propre houle, la vague harmonisée ou contraire, et toujours ce ciel sans but, ce soleil sans ombres.
Il flotte le ciel jusqu’au bout, tout à la lumière. Il est délivré des angles, de ses propres arêtes. Ici, se calme la douleur d’être volume relief contre relief, violence, – mortel ? Il flotte. C’est une sensation de glissements superposés et retenus de toutes les surfaces planes découvertes d’une grande étendue, places, places-jardins, esplanades, foirails, champ de manœuvres, pelouses des stades, avenues des grandes villes la nuit, villes aux maisons basses qui n’exilent pas le ciel, plaines, causses, hauts plateaux nus, deltas, pays des étangs de la mer.
IV
Et, nageant, il joue. Une main troue la surface, emporte de l’eau, la main brille, les gouttes s’égaillent une main accentue le mouvement du bras et provoque un courant plus ou moins vif qui masse le mollet ; un bras sort à mi-parcours, rampe et ricoche sur l’eau, tel l’aviron manqué ; un bras s’élève à la verticale et s’enfonce, roue à aubes ; l’avant-bras seul pagaie.
Il joue. Il tourne la tête sur le côté, l’œil à peine au-dessus de l’eau, il écoute le bras tourner dans l’omoplate, un son nacré enfermé dans la chair, il « écoute », ou plutôt il touche, ou plutôt il guette les sensations tactiles des muscles, il suit le glissement du bras tout entier, et s’attarde à la rigidité du poignet.
V
Il nage. Il nage, comme il marche, plus aisément même, ne dépensant aucune énergie pour tenir, la pesanteur répartie sur toute la surface du corps, la poitrine plus légère, l’air plus efficace. Plus intimement libre, hors de tout spectacle, cloîtré, en communion tactile vivace avec l’élément où il se meut. Le cerveau est un être clair, un être de fraicheur de promenade. Les idées ne sont pas des idées, des arabesques se dessinant sans se fermer, disparaissant et pourtant présentes ensemble, se superposant dans un temps incarné, et dansant, anguilles du soleil dans la mer d’une même lumière, chaque muscle est murmure et choc, appel et réponse, caresse et vigueur et suspens du secret, bloc opaque et transparent à lui-même et aux autres, s’accordant tous par bonds et glissements dans leurs jeux antagonistes et fraternels selon l’acte total du corps et son thème actuel. Chaque mot ? Une phrase, le poème ? Muscle ou petit rat ? Lequel a-t-on nommé d’abord ? Où s’est faite la rencontre ? Le mot, sensation et poème, saisie globale d’un évènement minuscule tout baigné dans l’organisme entier concentrant sur un seul point toute sa puissance de feu, et l’homme nomme, dénomme, parle, physiologie faite poète.
Ah ! écrire comme l’on nage
Pierre Caminade, in Fénix, revue littéraire et artistique, n°2, juin 1966
La nageuse euphorique, 1966 — Mig Quinet — Huile sur toile, motifs cousus
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