En cherchant récemment un poème de Guy Levis Mano (GLM) dans un numéro de la revue Esprit datant de mars 1954, mon attention fut capturée par un courrier de lecteur dans une rubrique intitulée « Lettre du salaud » :
LETTRE DU SALAUD – Absolument authentique. Nous l’avons reçue à la Rédaction, d’un lecteur anonyme, bien entendu.
Oran, ce 18 janvier 1954
Monsieur,
Dans votre revue Esprit de janvier, à la rubrique Journal à plusieurs voix, un certain A. G. a publié un article scandaleux au sujet de Pauline Dubuisson. Je sais que votre revue est toute empreinte de cette philosophie de l’abject qui est l’héritage de la dernière guerre, mais je ne savais pas qu’elle était également la grande propagandiste de la philosophie du crime crapuleux.
Il est facile toujours de tourner en dérision tous les sentiments, même les plus nobles – c’est même la seule excuse des lâches et des voyous.
Je ne regrette qu’une chose, c’est que la famille Bailly ait accepté un verdict aussi atténué (sic) pour une fille immonde, une basse femelle débauchée et perverse, et qu’ils n’aient pas eu le courage, après ce honteux verdict (sic) de prendre un bon révolver et d’abattre cette ignoble fille. Pour ma part, j’aurais agi autrement, je lui aurais coupé la carotide avec mes propres dents !
Si vous avez des enfants, filles ou garçons, je leur souhaite de ne rencontrer dans leur vie que des Pauline Dubuisson, mâles ou femelles. Pour vous, c’est un bon souhait ! Puisse-t-il se réaliser.
Un Père de Famille écœuré.
À sa lecture, je fus très intrigué par cette « Pauline Dubuisson » dont j’ignorais tout et par l’article qui soulevait ici tant de haine et de misogynie.
J’ai donc retrouvé le texte qui était à l’origine de cette charge crue. Et, en faisant des recherches sur le web, j’ai réalisé que je lisais là un des rares articles de l’époque qui prenait parti contre la mascarade que cette femme avait eu pour procès. Tandis que l’opinion publique, excitée par les gros titres, se défoulait sur « l’infâme sanguinaire », ancienne « tondue » de la Libération…
L’article engagé, bien écrit et épicé d’ironie, a pour auteur A. G. Des initiales mystérieuses que j’ai identifié comme étant celles du journaliste et poète Armand Gatti.
La note, signée A. B., pourrait être d’Albert Béguin, alors directeur de la revue Esprit.
Je livre donc à vos avis et curiosités cet article courageux et féministe.
Et je vais m’empresser de chercher des poèmes de Gatti, puis m’intéresser aux romans inspirés par la vie tragique de Pauline Dubuisson, ainsi qu’au film « La vérité » de Clouzot qui se serait inspiré de l’affaire pour raconter une tout autre histoire.
LE PROCÈS DE PAULINE DUBUISSON
Rarement procès aura autant servi d’exutoire que celui qui a valu à Pauline Dubuisson, meurtrière de son amant, les travaux forcés à perpétuité. Bien avant l’ouverture des débats, une ligue des bien-pensants du porte-plume s’était spontanément constituée. Ce fut une avalanche d’avant-papiers qui de la gauche à la droite commencèrent à aguicher le public. On ne dira jamais assez le fléau que constituent les avant-papiers*. La plupart du temps, ils ne sont qu’une décalcomanie plus ou moins forcenée de l’acte d’accusation. Il s’y ajoute, lorsqu’il s’agit d’un drame passionnel, les misères conjugales ou les défaites sentimentales du signataire de l’article qui essaye, à travers le déroulement des faits, de donner son opinion. À lui seul, l’acte d’accusation avec sa partialité et sa psychologie fondamentalement policière est une fraude. Il peut devenir, selon le chroniqueur qui le manipule dans les colonnes d’un journal, un véritable appel au meurtre. Ce fut le cas pour Pauline Dubuisson. Un crime ne servira jamais d’excuse à un autre crime. Nous continuerons à avoir la naïveté de croire que la justice est autre chose que l’application de la loi du talion. Sous la poussée de cette littérature, Pauline Dubuisson prenait désormais place parmi les « monstres », les « êtres indéracinablement pervers », les « femmes froides aux mains couvertes de sang » et pour couronner le tout, les « femelles S. S. ». Résultat : Pauline Dubuisson, la veille de son procès, tentait de se suicider en s’ouvrant les veines dans la cellule de sa prison. Elle écrivit même au président Jadin qu’elle était heureuse de « jouer ce vilain tour à ceux qui étaient chargés de mettre les décors en place » pour le carnaval judiciaire. Cet acte désespéré ne fut pas du goût de M. l’avocat général Lindon. Ce digne représentant de la société (en ce qui nous concerne, nous le récusons : nous n’appartenons pas à cette société-là) se promenait depuis dix jours à travers le Palais en promettant une « tête » aux amateurs de beau spectacle. La perspective du panier de son avait alléché plus d’une femme des milieux huppés et M. Lindon s’était fait un devoir de distribuer à tour de bras des cartes d’invitation. Lorsque le procès s’ouvrit, tous les décors avaient été mis solidement en place. Mais Pauline Dubuisson n’était pas là. Le docteur Paul qui venait de l’examiner déclara à la barre qu’il était impossible à l’accusée de comparaître. Qu’on tue quelqu’un, passe encore, mais qu’on fasse déranger inutilement tous ces chapeaux tourmentés qui en énormes bas-reliefs s’étalaient dans la salle d’assises, c’était plus qu’un impair : une scélératesse. M. Lindon réclama envers et contre tout la présence de Pauline Dubuisson. Il y avait dans la salle des personnes qui avaient dû renvoyer un rendez-vous avec le coiffeur ou renoncer à une exhibition de haute couture : il fallait que morte ou vive l’accusée fût là. Fort heureusement pour la dignité des pompes judiciaires, le procès fut renvoyé. Mais ce n’était que partie remise.
Quinze jours après, Pauline Dubuisson était enfin présente. M. Lindon et son parterre aussi. M. Jadin présidait. Le duo Jadin-Lindon s’était déjà trouvé à Reims, alors qu’il n’avait rien à y faire, pour juger Yvonne Chevallier. Sa compétence, pour mener rondement un procès, selon le goût du temps, n’est un secret pour personne. C’est M. Lindon qui, habituellement, mène la danse. M. Jadin se contente de distribuer ses questions comme s’il se trouvait derrière un guichet. Il a toujours l’air d’un caissier suprêmement blasé sur les fausses ou vraies coupures qu’on peut lui soumettre. Pour Pauline Dubuisson, la mise en scène voulait qu’un éclairage particulièrement brutal fut mis sur les quatre ou cinq amants de l’accusée. Ici une question de terminologie se pose. Lorsqu’un accusé a eu des rapports sexuels avec des personnes différentes durant sa vie (ce qui est monnaie courante), il devient, devant les assises, selon sa classe sociale, « un don Juan averti » ou bien « un homme à succès » ou bien encore « un chaud lapin ». S’il s’agit d’une accusée, l’énumération est beaucoup plus restreinte : c’est presque invariablement le mot « putain » qui la désigne. Contrairement à une tradition instaurée devant la juridiction criminelle qui veut qu’un président d’assises exploite au maximum les ressources spectaculaires d’une histoire de « coucherie », M. Jadin a été discret. Il s’est contenté d’apprécier, en connaisseur.
Parmi les amants de l’accusée, il y en eut de réels. Il y en eut aussi d’imaginaires. Nous avons connu un être repoussant, qui proposait au lendemain du crime, dans les salles de rédaction, l’étalage de son intimité « supposée » avec l’étudiante en médecine. M. Lindon n’a pas eu le courage de le faire citer à la barre. Il n’en a pas moins été pieusement conservé sur les listes de ces pauvres hommes qui durent consommer l’acte de chair avec le monstre. Au cours de la première audience, Pauline Dubuisson est apparue comme un être orgueilleux (se dominant avec beaucoup de difficultés sur ce point), tragique par certains côtés, mais pétri pour le reste dans la même humanité que vous et moi. Nous étions à trois mètres d’elle et nous avons pu constater la lutte intense qu’elle mena pour dominer son émotion et comment cette émotion la submergea tout entière lorsque Félix Bailly, sa victime, fut évoqué. À la fin de l’audience, ce n’était plus qu’un visage boursoufflé par les larmes.
Ceux qui avaient si généreusement construit la légende du monstre ne s’avouèrent pas battus pour aussi peu. On pouvait voir s’étaler en gros titres dans quelques journaux du lendemain : « Froide et impassible… », « Méprisante et lointaine… ».
Le second jour du procès amena un renversement de situation. Les témoins sur les déclarations desquels l’accusation avait été brodée firent entendre un son de cloche quelque peu différent de celui qu’on leur avait prêté. Sans manifester pour autant une quelconque sympathie envers l’accusée, ils appuyèrent en général sa thèse. Mais cela ne faisait pas le jeu de la Justice. Rien de plus facile que d’extraire quelques phrases de leurs dépositions devant la police ou le juge d’instruction. L’invariable dialogue s’instaurait :
- Mais je n’ai pas dit cela ! s’étonne le témoin.
- Vous l’avez pourtant signé.
- Si je l’ai dit, c’est tout à fait dans un autre sens. En tous les cas, aujourd’hui, je dis ceci ou cela, et je le maintiens.
- Quand dites-vous la VÉRITÉ ?
Le témoin est balayé avec un sursaut d’épitoge indigné et l’on passe au suivant. S’il ne se conforme pas au dossier, il subira le même traitement. On ne songe pas un seul instant aux erreurs matérielles ou à la façon dont les dépositions ont été consignées. Seule compte la paperasse. Le reste n’est que vent du large.
Le troisième jour fut réservé aux morceaux d’éloquence. Me Floriot représentait la partie civile. On connaît les résultats remarquables obtenus par cet avocat de l’autre côté de la barre. Une de ses tactiques préférées — et souvent des plus rentables – C’est la mise k.-o. de l’avocat général sur le plan du dossier. C’est un lutteur redoutable qui, transplanté sur les bancs de la partie civile, fausse immanquablement le débat. Tant qu’il attaque le ministère public, le débat est relativement à armes égales, mais lorsqu’il fonce sur un accusé, il déchire à belles dents. Si celui-ci a le malheur de répondre, il est aussitôt mis en pièces : « comment ? Vous, un tueur, vous osez me dire cela à moi, qui représente les malheureux parents de votre malheureuse victime ! ». L’accusé, par principe, a toujours tort. Me Floriot ne perdit pas un seul instant cela de vue. Les ficelles d’audience qui sont à peu près les mêmes que celles du Grand-Guignol furent employées par lui avec un art consommé. Ce fut une exécution selon le sens le plus raffiné du mot. Il manquait le coup de grâce : il revenait à M. Lindon. Après avoir excellé dans le ridicule (mots d’esprit de la première audience), frôlé l’exécrable (attitudes de la deuxième audience), il sombra dans l’odieux. Ses imprécations dépassèrent de très loin les constructions déjà éléphantiasiques des bien-pensants du porte-plume. Son qualificatif le plus édulcoré pour parler de l’innommable accusée fut celui de hyène. Même une hyène n’a pas le droit de vivre. Anticipant sur la guillotine qu’il voulait faire dresser, l’honorable magistrat ne parla plus que de « l’enfer » dans lequel « ce démon » avait déjà sa place. Une seule chose le gênait : la déposition de ses propres experts, qui reconnaissaient à Pauline une responsabilité atténuée au sens médico-légal. N’écoutant que sa conscience, le brave homme se fit une obligation de les tourner en ridicule. Après quoi il agita le couperet avec une telle frénésie que même ses plus chauds supporters eurent nettement l’impression que malgré sa boursouflure et sa robe rouge il devenait lui aussi un héros passionnel.
Fort heureusement pour l’honneur des gens de robe et celui de la justice, Me Paul Baudet prit ensuite la parole. Qu’il soit – et de loin – le plus grand avocat actuel, nous le savions depuis fort longtemps. Malheureusement, il possède de graves défauts : celui de sacrifier sa publicité personnelle à l’intérêt de ses clients, celui de viser haut alors que dans sa profession il faut frapper bas, et enfin celui, impardonnable pour un avocat, de parler un français très pur. Malgré ce lourd handicap, il sut être bouleversant. La dignité (et quelle dignité !) était encore possible dans un prétoire. Le président Jadin, entouré de ses assesseurs et des jurés, devait bien vite lui faire comprendre qu’un accusé ne peut prétendre à la pudeur. Lorsqu’on est une héroïne passionnelle on se déculotte, on se vautre dans la vulgarité, on est cassé en deux par les courbettes et les sanglots spectaculaires.
Pauline Dubuisson fut condamnée à une des peines les plus dures qui figurent au palmarès de ce genre de procès : les travaux forcés à perpétuité. Le secret des délibérations devait d’ailleurs nous apprendre que la peine de mort ne fut évitée que d’une voix. À cet édifiant spectacle il manquait le sordide : ce fut la famille Bailly, celle de la victime qui, tristement, l’assuma. Avant que la condamnation ne soit prononcée, la famille avait fait plaider que Pauline Dubuisson en voulait à l’argent innombrable dont disposaient les Bailly. Une fois le verdict acquis, une volte-face surprenante s’opéra. Les parents, par l’organe de Me Floriot, réclamèrent trois millions de dommages-intérêts. Ils en obtinrent deux. De nos temps les études coûtent cher. On perd le fils, mais on récupère l’argent.
Nous n’avons point voulu ici juger une fois de plus Pauline Dubuisson qui, meurtrière avant son procès, fait maintenant figure de victime aux yeux de bien des gens. Nous avons évoqué simplement l’atmosphère et les héros de ce spectacle. L’ami intime de Félix Bailly, écœuré, avait déjà déclaré en pleine audience : « Félix n’aurait pas aimé cela. »
Armand Gatti (A. G.), in la revue Esprit de janvier 1954.
*Note : Un exemple : en 1950, lorsque Jean Dordain fut poursuivi dans l’affaire des bons d’Arras, le Figaro, sous la signature de Serge Bromberger, publia en plusieurs numéros une « enquête » d’où il ressortait que l’ancien résistant avait abattu de sa main plusieurs complices de sa trahison, sacrifié ses maîtresses passagères, arraché enfin à sa maîtresse attitrée, Céline Lecouffe, mourante, un écrit par lequel elle s’avouait coupable de tous les crimes reprochés au père de son enfant.
L’histoire m’avait frappé, parce qu’un hasard, en 1945, m’avait fait rencontrer Dordain dans un train, allant accueillir Céline, de retour de déportation : jamais je n’avais vu un homme aussi ravagé par l’anxiété. (Voir ma note dans le Journal à plusieurs voix du 1er janvier 1951, p. 86.) Or, Dordain vient d’être jugé. Le même Figaro, cette fois sous la signature de Pierre Seize, grand spécialiste du compte rendu sensationnel, ne fait plus la moindre allusion à ces horribles forfaits, dont aucun n’a été allégué en justice. Dordain apparaît non plus comme un monstre, mais comme un faible, presque sympathique. Le Figaro est oublieux. Mais si le roman d’il y a trois ans était faux, suffit-il que Dordain soit aujourd’hui forçat pour qu’il n’ait droit à aucun démenti ? Ses crimes réels autorisent-ils un reporter irresponsable à lui en attribuer dix autres ? Le condamné est-il à ce point un maudit que la calomnie s’exerce librement à son endroit ? Ou alors, si Pierre Seize sait que toutes ces imputations étaient arbitraires, n’avait-il pas le devoir de rectifier ? Le silence ne suffit pas. – (A. B.).