UNE DÉFINITION DE LA POÉSIE
Mes passions m’appartiennent, ne regardent que moi, ne doivent troubler que moi. Ce n’est pas pour les exprimer que j’écris, pour les exciter chez les autres ou pour les chérir en moi-même. C’est plutôt pour m’en défaire. C’est afin de les clarifier au filtre de la forme, de les prendre au filet des accords, de les calmer en beauté.
Pour que naisse une œuvre d’art il faut un choc, une émotion, un trouble c’est-à-dire un problème à résoudre, et il faut qu’une forme en résulte c’est-à-dire que le problème se résolve. Quand la forme apporte au trouble une réponse immédiate, pertinente et définitive, l’œuvre est belle. Elle suscitera chez autrui le même trouble et n’en suscitera pas plus qu’elle n’en peut apaiser.
Il y a des poètes dont la poésie est un débordement : ils ressemblent à ces ivrognes qui clament dans les rues et qu’il faut reconduire chez eux avec de bonnes paroles. Il y a ceux qui combinent des formes comme on joue aux échecs ou au solitaire. Ceux-là trouvent d’admirables solutions à des questions qui ne se posent pas. L’artisan qui s’applique à orner quelque objet utile pratique un art plus véritable que la poésie de ceux-là, dont l’objet manque et qui veulent broder sans toile.
Amour, haine, crainte, horreur, admiration, nul sentiment n’est particulièrement poétique puisque tous peuvent en égale mesure inspirer poésie. Quant au sentiment poétique proprement dit, c’est un sentiment du rapport entre la forme et le sentiment : c’est un sentiment du second degré, à double sens et à double fond.
Mais quelle est cette forme qui va filtrer la matière intérieure et sous quelle forme cette matière (puisqu’une matière sans forme est inconcevable) va-t-elle entrer dans le filtre ? Ce qu’on appelle ici matière n’est que la forme du jaillissement immédiat (désordonné d’ailleurs en mesure de la force de l’émotion qu’il exprime), tandis que le filtre est la forme constituée selon les canons universels et traditionnels de l’harmonie. Ce combat de la forme et du fond est en vérité la rencontre de deux formes. L’une vivante et chaotique, l’autre vide et unie. C’est la dernière qui doit entreprendre et soumettre la première. L’art est un travail de réduction à l’unité, comme la connaissance. Il aboutit à cette simplicité, limpidité, continuité qui sont les espèces sensibles de l’unité. L’art est une connaissance du sensible, du particulier, du vivant de tout ce qui, par nature, échappe à la connaissance de l’intellect. C’est une connaissance qui, pour que son objet ne lui échappe point, se fait semblable à son objet. C’est une connaissance sensible, particulière et vivante. Et plutôt qu’une réduction à l’unité, c’est une exaltation du multiple dans l’unité. Aussi, à la différence de la vérité, la beauté n’est-elle pas une. Il est plusieurs chambres dans les demeures de la perfection, desquelles aucune n’est absolument préférable aux autres. Ainsi chaque peuple, chaque époque, chaque maitre accompli, possède son style. Le style est l’aspect non émotif, non expressif de la beauté. Celui qui ne doit rien à l’impulsion du moment, ni au caractère de l’objet. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’exprime rien et qu’il ne puisse émouvoir. Ce n’est pas lui qui exprime ce que l’artiste voulait dire mais c’est lui qui dit ce que l’artiste est. Que l’artiste le veuille ou non, le sache ou non, son œuvre porte une empreinte, une griffe toujours reconnaissables. De quoi cette constante dans la forme est-elle l’empreinte ?
Léonard observe qu’un peintre, malgré la diversité de ses modèles, peint toujours un seul portrait, qui est le sien. De quoi Léonard donne pour raison que notre âme, s’étant créé pour y loger un corps à son image, informe aussi toute œuvre à laquelle nous mettons la main. Mais ce principe formateur habitant dans la chair, qui la fait du dedans et la répare sans cesse, qui travaille plus à l’aise quand nous cessons de travailler et de penser, quand nous dormons, et travaille nuit et jour dans la nuit des entrailles et les caves de la pensée, cette forme active n’est pas notre âme : elle est simplement notre corps. En effet notre corps n’est point chair puisque, par l’aliment et l’élimination, la matière s’en renouvelle sans cesse, puisque pas une particule n’en demeure au bout de peu d’années : c’est une forme ou plutôt, comme l’esprit, une activité formelle. Dans la diversité des apparences qui en découle, de la naissance à la mort, il reproduit constamment les mêmes proportions et les mêmes harmoniques. Ce qui permet d’attendre, comme on nous l’enseigne, que le corps ressuscite au Dernier Jour. C’est de lui, c’est du corps, que l’œuvre d’art porte signification. Cette puissance créatrice déborde de la chair et va constituer de nouveaux corps, frères du premier, qui sont des œuvres. Elle ne travaille pas selon des règles apprises et pour des fins déterminées comme l’acte intelligent de l’homme : elle imite la nature ainsi qu’on le dit, la nature c’est-à-dire le mystère de ce qui naît, et, comme la nature, elle construit du dedans à partir d’une poussée qui vient des racines et qui monte des ténèbres.
L’œuvre est donc une forme intérieure, une clef pour introduire à l’intérieur des formes, pour déchiffrer les choses. Car chaque chose a son chiffre étant un hiéroglyphe dans le texte du monde.
Lanza Del Vasto, in Lanza Del Vasto, par Arnaud de Mareuil, Seghers, Coll. Poètes d’aujourd’hui, 1966.
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