L’incertitude selon Prigogine
Quand j’étais en poste à Bruxelles, je voyais souvent Ilya Prigogine. Nous étions devenus amis avant qu’il obtienne, en 1977, le prix Nobel de chimie.
Il habitait, en dehors de la ville, un appartement aux pièces larges et claires donnant sur une terrasse, d’où l’on apercevait un rideau d’arbres. Il y avait peu d’objets mais parfaitement accordés à lui, des œuvres stylisées, elliptiques, épurées comme une équation : statuettes des Cyclades — de la Grèce avant la Grèce — avec leur visage plat, ovale, où seule était marquée la ligne du nez, au-dessus d’un long cou et d’un torse où deux petites protubérances indiquaient les seins ; ou un disque chinois de l’époque Han, en jade, un bi représentant le Ciel, c’est-à-dire, pour les Chinois, l’univers tout entier, avec un vide au milieu, en forme de cercle, et la pierre verte autour, dont le bord extérieur était hérissé par endroits, régulièrement, d’arêtes, si bien que cet objet symbolique alliait le vide et le plein, autant que la courbe et la droite. Il y avait aussi, dans un angle du salon, un piano à queue, avec des partitions de Bach : des notes agencées comme des nombres dans une démonstration mathématique. Il disait que, grâce à sa mère (il était né dans une famille juive en 1917 à Moscou), il avait su lire une partition avant de pouvoir lire un livre. Il aurait aimé être un pianiste professionnel. Il se serait vu aussi en archéologue. Ce que nous aurions pu être a laissé des traces dans ce que nous sommes devenus.
Il était devenu chimiste et physicien — les deux disciplines n’étaient pas pour lui séparables — et il reprochait à la physique classique, en englobant dans cette appellation Einstein aussi bien que Newton, d’ignorer le temps¹. Le temps était le thème central de ses réflexions, depuis ses premiers articles, publiés à 20 ans. La physique classique ne se préoccupait que de lois universelles portant sur des phénomènes réversibles. Le temps n’était qu’une dimension de l’espace. Ce monde était géométrique. Il ne pouvait distinguer l’avant de l’après. Or les chimistes voyaient, surtout s’ils travaillaient, comme lui, sur la thermodynamique, l’étude des transformations ayant pour source d’énergie la chaleur, que les réactions étaient orientées. Le retour en arrière n’était pas possible. Il savait gré à Bergson d’avoir insisté sur la réalité du temps comme facteur de phénomènes irréversibles et d’innovations imprévisibles. Et il le louait à l’époque où, en France, les philosophes de profession se gaussaient de cet académicien archaïque qui ignorait le langage théologico-métaphysique hérité des Allemands. Les philosophes français sauf un : Gilles Deleuze, qui percevait l’importance de Bergson aussi bien que de Prigogine².
Prigogine avait reçu le prix Nobel pour la découverte des « structures dissipatives ». L’expression choisie avait quelque chose de paradoxal. Qui dit « structure » laisse entendre ordre, équilibre, stabilité, alors que l’adjectif « dissipatif » évoque l’idée de gaspillage, l’image d’une énergie qui s’échappe d’une structure pour se perdre dans le désordre de l’entropie. Or, prouvait Prigogine avec ses équations qui faisaient appel aux mathématiques les plus récentes, dans certaines conditions, loin de l’équilibre, des structures évoluaient de telle façon qu’elles pouvaient « choisir », devant des « bifurcations », entre de nombreuses voies possibles, et reconstituer des structures, dont certaines demeuraient stables et montraient des propriétés totalement différentes de la structure initiale. Il y avait création de nouveauté imprédictible, parce que la voie retenue n’était pas déterminée : le phénomène était aléatoire. Comment ne pas penser au jeune Héraclès-Hercule hésitant devant les deux routes qu’il pouvait prendre pour y engager sa vie future ? Deux routes, c’est la pluralité minimale. Il aurait pu choisir entre bien d’autres encore, dont aucune n’était nécessaire.
Les « structures dissipatives » ne peuvent exister que dans des systèmes « ouverts », qui entretiennent des échanges avec l’extérieur, car elles ont besoin de flux de matière et d’énergie pour se maintenir loin de l’équilibre. C’est le cas de notre corps, qui ne pourrait survivre sans absorber de l’oxygène, de l’eau et des aliments. Prigogine était conscient qu’il touchait aux racines de la vie et que la « création d’ordre par les fluctuations », entraînant des phénomènes d’auto-organisation, pouvait expliquer l’apparition chez les êtres vivants de formes extrêmement variées et de rythmes biologiques fondamentaux pour les organismes. Ces réactions physico-chimiques provoquaient en effet une « brisure de symétrie », soit spatiale (des formes nouvelles), soit temporelle (des cycles nouveaux), soit les deux à la fois.
Les processus irréversibles jouaient dans la nature un rôle constructif. Le fait qu’ils étaient aléatoires et par conséquent imprédictibles n’était pas un mal. Les possibles étaient ainsi beaucoup plus nombreux que dans une vision strictement déterministe (sans parler de la Providence ou du sens de l’histoire). Et la liberté des hommes en était plus grande. Il y avait là comme un écho de Pindare : « N’aspire pas, chère âme, à la vie immortelle mais épuise le champ du possible³. » La complexité4 du monde réel ne pouvait que servir la créativité humaine. Et l’incertitude n’était pas un manque, une preuve de la finitude de l’homme, de son imperfection par rapport à un Dieu omniscient, c’était une chance, et elle était stimulante. C’est ce que voulait faire entendre Ilya Prigogine en intitulant son dernier livre La Fin des certitudes5. Pour lui, c’étaient les certitudes, religieuses ou idéologiques, qui étaient stérilisantes et pouvaient s’avérer redoutables.
Après la disparition d’Ilya Prigogine, en 2003, je me suis rendu compte, trop tard pour pouvoir lui en parler, que René Char, qui ne s’intéressait pas à la science, partageait, par la voie de la poésie, les mêmes convictions que lui. Il a écrit dans Le Nu perdu : « Ah ! que tu retournes à ton désordre, et le monde au sien. L’asymétrie est jouvence6. »
Et dans Le Poème pulvérisé : « Comment vivre sans inconnu devant soi ?7 ».
Jean Soler, extrait de La violence monothéiste, Ed. de Fallois, Paris, 2009
Notes :
1 Einstein a écrit dans une lettre : « Pour nous autres, physiciens convaincus, la distinction entre passé, présent et futur n’est qu’une illusion, même si elle est tenace. ». Cité dans La Nouvelle Alliance d’Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, Gallimard, 1979, p. 275.
2 Gilles Deleuze, dans Pourparlers, Éd. de Minuit, 1990-2003, renvoie, p. 64, à Matière et Mémoire de Bergson, et, p. 45, à La Nouvelle Alliance d’Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, op. cit. Il a écrit aussi Le Bergsonisme, PUF, 1966.
3 Pindare, Troisième Pythique, 61.
4 Edgar Morin s’est fait le pédagogue et le propagandiste infatigable de la notion de « complexité ». Voir, entre autres, La Complexité humaine. Textes choisis, Flammarion, « Champs », 1994.
5 I. Prigogine, La Fin des certitudes, Odile Jacob, 1996.
6 Œuvres complètes, op. cit., p. 458.
7 Id., p. 247.