Trois palmiers – Texte d’Edmond Amran El Maleh (إدمون عمران المالح) sur Marrakech

En septembre dernier, j’ai posé pour la première fois les pieds sur le sol africain. Une terre d’ocres où se dressait devant mes yeux de blanc-bec Marrakech la rouge !

Marrakech

J’ai eu l’opportunité de découvrir la ville avec des membres de ma famille, hôtes adorables, marrakchis depuis plusieurs générations.

Le regard avisé, à la fois tendre et critique, qu’ils portent sur leur ville m’a permis une première approche culturelle et authentique de Marrakech. Je me suis, depuis, intéressé de près aux écrivains et poètes marocains. J’ai découvert ou redécouvert entre autres les mots d’Abdellatif Laâbi, Mohamed Aziz Lahbabi, Wafaa Lamrani, Mohammed Ibn Ibrahim, Khireddine Mourad et Tahar Ben Jelloun.

Je partagerai avec vous, dans de futurs billets sur ce blog, leurs poèmes qui me touchent le plus. Mais pour vous présenter Marrakech, voici un texte du siècle dernier de l’écrivain engagé Edmond Amran el Maleh (1917-2010), truffé de références historiques et culturelles, dans lequel j’ai retrouvé en partie la Marrakech que j’ai entrevue et qu’on m’a fait découvrir.

 

Trois palmiers

Trois palmiers par-dessus un mur rouge, droits, élancés haut vers le ciel, Marrakech, Gueliz, cet été.

Je suis assis sur la terrasse d’une villa, véranda ouverte sur un petit jardin : très haut dans le ciel, ces trois palmiers par-dessus un mur rouge, si j’allais dire, écrire ! Les palmiers, les trois par-dessus un mur rouge, un souffle de bonheur. Je vais vous confier une pratique qui remonte à mon enfance : quand le mal vous enserre, vous habite, vous cerne d’un halo de ténèbres, quand votre poitrine gémit sous l’étreinte d’une main invisible, implacable, alors dans un brûle-parfum en cuivre on brûle de l’encens, alun et jawi, la matière fond, laves en mouvement lent, des bulles, un œil se forme, le mauvais œil crève, exorcisme, soulagée ma tête retombe sur l’oreiller, Marrakech la Remla, j’y étais encore enfant en compagnie de ma mère, cherchant la clémence d’un climat sec propre à calmer les assauts de l’asthme, le mauvais œil, l’écriture ! Trois palmiers par-dessus un mur rouge.

Simplicité, absence de tout ornement, espace infini offert à la liberté : à cet instant, assis dans un fauteuil, je ne souhaitai rien, tout à ce bonheur, cette méditation sensuelle de lumière de soleil et d’espace. Trois palmiers, haut dans le ciel, un mur rouge. Tout à l’heure je vais me rendre chez Si Cherkaoui que je me promettais de revoir après une certaine absence. C’est un grand érudit, un fin lettré chez qui la maîtrise de la langue classique s’allie au parler de la langue Marrakchi plein de saveur et de subtilité. Le charme discret d’une parole hors des modernités bruyantes, cette façon de saisir les mots, de les entourer à pleine main, de nouer avec eux l’échange d’une fréquentation intime. Si Cherkaoui travaille à une vaste recension du vocabulaire, une sorte d’encyclopédie en voie d’édition où les mots vont par familles, prennent le visage de la concrétude, l’originalité d’une figure, ce qui me fascine, il est des mots qui ont le pouvoir unique de signifier une chose et son contraire, le blanc et le noir, une merveilleuse disponibilité. Je ne sais pourquoi, à l’écouter, à recueillir l’écho de sa parole, un rapprochement, plutôt une coïncidence : « Dans les dimensions de l’espace l’écriture rechercherait comme d’emblée, la poétique qui est probablement le mystère du rassemblement même des choses et des êtres en un monde où tout prend sens » écrit Emmanuel Levinas à propos d’un récit d’André Dalmas. Que je vous dise tout de même que j’étais venu voir Si Cherkaoui pour qu’il me parle de Ben Brahim « Shaer el Hamra », le poète de la Rouge, Marrakech-la-Rouge, le poète maudit décédé il y a quelques années, que lui, Si Cherkaoui a connu personnellement. Enquête au pays d’un genre particulier: un nom associé, fondu dans une terre rouge, poudroiement pourpre d’un soleil conquérant, au-delà d’un seul homme qu’il y a à connaître, peut-être le signe. Il me faut vous faire part d’un souci, vous avouer une inquiétude : Marrakech est infestée, oui quasiment infestée de voleurs le plus souvent parfaitement innocents, candides même, la mine et la mise parfaitement convenables, impossible de les identifier, le pire étant qu’on ne voit pas ce qu’ils peuvent bien voler. Détourner une ville, Marrakech surtout, comme lorsqu’il s’agit d’un avion ou même d’un paquebot. Faussaire en écriture, contre-facteurs en poésie, le soupçon, l’accusation est grave, lourde de conséquences, mieux vaut ne pas s’y risquer. Le plus sage peut-être est de ne soupçonner personne, ou tout aussi bien de soupçonner tout le monde, personne n’étant ni au-dessus ni au-dessous du soupçon, la chose la plus noble du monde surtout ici à Marrakech si on prend la précaution de la désigner autrement. Quel signe, quelle constellation de signes accueillir comme un don d’authenticité généreuse ?

Qu’en est-il de notre poète, Shaer El Hamra, un nom, un symbole un instant retenu, le signe apparent, parmi tant d’autres d’un univers enfoui, courant comme une eau vive invisible dans les ghetara* ?

« Faire participer l’esprit du rythme selon lequel des ressemblances jaillissent fugitivement du fleuve des choses, étincellent un instant et de nouveau s’y engloutissent » (Walter Benjamin). Je vais vous parler de Si Embark, il y a longtemps que je voulais le faire, un désir flottant en attente. Sur cette même terrasse, face à ces trois palmiers par-dessus un mur rouge, il venait de passer la nuit, couché à même le sol, enveloppé dans une couverture. Il s’est réveillé à l’aube et je l’ai vu s’apprêter à partir. Droit, élancé contre ces trois palmiers, noir d’un beau noir, portant barbe, je ne sais quel âge il peut avoir mais j’ai la certitude qu’il échappe au temps, très tôt levé, il a sans doute déjà fait ses ablutions, sa prière, passé sa farajia, cette sorte de robe, les pieds dans des sandales, l’outre, guerba, peau de chèvre au poil lustré, portée en bandoulière, il est en marche vers la place de Jamaa El Fna. La route est longue et la journée encore plus. Porteur d’eau, Si Embark est guerrab. La cloche retentit dans le néant. Si Embark arpente la place, écrit cet espace indéfiniment recommencé, les hommes ont soif, l’outre est pleine d’eau fraîche, Si Embark remplit une tasse de cuivre placée sous le bec, en cuivre lui aussi, de la guerba, il la tend à l’homme assoiffé, l’eau n’a pas de prix, j’étais naïf de penser qu’il y avait un prix à payer, l’homme a bu, étanché sa soif, il donne une pièce, la chance, le sort est entre les mains de Dieu, Si Embark murmure les formules rituelles et va son chemin, il marche parcourt son destin. Contrairement à certains autres de sa corporation, il ne porte pas de chapeau à pompons rutilant de couleurs, ni coquillages ni harnachement de parade, il ne pose pas pour l’œil voyeur du touriste, rigueur d’une écriture sans folklore.

« Lire ce qui n’a jamais été écrit. Cette lecture est la plus ancienne, la lecture avant tout langage, dans les entrailles, dans les étoiles ou dans les danses » Walter Benjamin ! c’est comme si et je me plais à rêver, il était venu ici : à l’exemple d’Elias Canetti ou maintenant encore Juan Goytisolo qui habite à deux pas de la place une partie de l’année.

Je suis attablé avec un ami à la terrasse d’un café, en face c’est la vénérable institution qui je crois s’appelle encore l’Hôtel Café de France mais la célébrité est là et n’a pas besoin d’être lue. J’observe la noria des touristes, tournant avec la régularité des astres : de la terrasse de l’établissement, on vous l’a promis, terre promise, Marrakech se donne à vous, corps et âme à vos pieds, fiez-vous au guide solennel, à sa plaque d’or sur le cœur, à la blancheur de sa jellaba. Miroir céleste du Tour-Opérator, l’affiche, pst pst, fait signe : la Koutoubia, exclamation droite sur un ciel sans mélange, à ses pieds la ponctuation noire, grouillis humain enveloppé dans une légère brume, larges parenthèses de baraques, de bâches, musique cuivrée, l’affiche décolle sous le ciel gris de la vieille Europe, écriture en lambeaux, ils sont venus, troupeau docile à la terrasse du café sous la marquise poussiéreuse d’éternité, vieille voile gonflée par Satan pour attiser le feu de la lubricité, les regardés regardant, entrecroisement texte et commentaire, les doigts palpant le papier racorni, chiffon d’écriture, c’est écrit, mektoub, changement de registre, la terrasse s’ouvre comme un fruit mûr, porosité de sens et de sucs, j’observe : l’immobilité se tient dans le rodéo infernal des autos, mobylettes, camions, carrosses, piétons emmêlés, voiturettes de paralytique, planches à roulettes, poussettes d’enfant amoureusement porteuses de fèves cuites, de berkouks (sorte de couscous au lait), de pois chiches, cacahuètes, amandes, pépites en vrac ou en cornet, feuilles de cahiers, science perdue, factures impayées, feuilles de journal arrachées, la pliure de l’actualité, roman feuilleton à se mettre sous la dent, transports, métaphora, l’écriture des jours, l’écriture aléatoire de l’éphémère… de mon poste d’observation, cette table de café, attablé en compagnie d’un ami, je regarde distraitement, un homme manœuvre pour garer sa voiture le long de la terrasse du café, manœuvre difficile tant l’espace est réduit, l’encombrement considérable : iconoclaste ! la place de fameuse renommée, peau de chagrin réduite, mangée par le temps, les incendies, les vicissitudes de l’urbanisme, un parking moderne ! La rumeur court : les Ediles, autorités confites de puritanisme et de modernisme jusqu’au bout des ongles, méditent s’agitent pour nettoyer la place, place nette, effacer la trace du diable, gommer l’écriture iblisienne : la halqa*, les conteurs, les charmeurs de serpents ou du sort, armés de leur flûte ou de leur écritoire, maîtres tout puissants du destin, les Jnouns* à figure humaine installés devant les orgues de la magie, herbes, poudres, lézard desséché, nomenclature inépuisable, il faut faire le vide, traquer l’insaisissable, instaurer la présentation ordonnée du bon ordre, querelle affolée, ébullition, le démoniaque pousse sous le couvercle, utopie d’une place de nulle part. Comment effacer la trace d’une parole chue, captive évadée d’une écriture d’arrêt, renaissant de sa chute, effaçant d’elle-même le lieu de sa capture : le mystère jamaafalnien se déplace et cerne l’être du langage, l’écriture devant elle-même, soulevée subvertie par la libre parole, défaite dans sa mobilité, mangeant ses morts pour conjurer sa mort, à l’exemple des Indiens Guayakis décrits par Clastres*, dévorant celui qui a cru la maîtriser, se dévorant elle-même pour renaître à chaque fois dans l’enchantement de ses pouvoirs, la matérialité sensuelle de sa présence, l’écriture – le ciel.

« Que pensent les philosophes du ciel ? Est-ce une substance qui existe de toute éternité ou qui a eu un commencement ? » Ici à Marrakech en l’an 1169, la question redoutable a été posée, le jeune philosophe cordouan Abou I-Walid Ibn Rouchd, écoutez le chant de ce nom, Averroès donc est introduit à la cour suprême du souverain Abou Ya’ qoub Ben Youssouf, Commandeur des Croyants, prince almohade, versé dans la connaissance des philosophes de l’antiquité et des théologiens, crainte et tremblement : « Je dois confesser que je tremblais de peur en entrant dans cette grande salle toute de marbre, couverte de tapis, de coussins de brocart d’or : de quel poids peut peser la chétive personne d’un filaçouf* devant la gloire et la puissance du jour, fragilité mortelle de l’écriture, je cherchai une issue, prétextai de mon ignorance, de mes faibles lumières. Mais devinant mon trouble, le très sage et savant prince entama pour me rassurer une longue discussion avec mon ami Ibn Toufayl qui m’a introduit auprès de lui, rassuré par l’étendue et la finesse d’un tel savoir, je fis montre à mon tour de mes connaissances puisées aux sources de mon maître Aristote » écriture apocryphe d’une authentique entrevue entre le souverain et le philosophe, éloge de l’apocryphe, signet pour marquer une page, l’entaille d’une haute tradition en cette terre, écriture parure pour magnifier le don : un cadeau en argent, un magnifique vêtement d’honneur, une superbe monture, présent princier fait au jeune philosophe, l’offrande d’un instant : trois palmiers par-dessus un mur rouge.

 

Edmond Amran el Maleh (إدمون عمران المالح), in ORACL, revue trimestrielle de création littéraire publiée avec le concours du Centre National des Lettres, n°19/20 de l’été 1987.

 

Trois palmiers

* Notes :
Ghetara : anciens systèmes d’irrigation que l’on trouve aux alentours de Marrakech.
Halqa :  » Théâtre en rond « , cercle de conteurs marocains.
Jnouns : pluriel de Djinn. Sorte d’esprits surnaturels, de spectres.
Pierre Clastres (1934-1977) : anthropologue et ethnologue français.
Filaçouf : philosophe.

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