16 avril 1977 : en cette Journée de l’arbre, le générique du 20h d’Antenne 2 défile dans une ambiance orange-marron mi-feutrée mi-glauque.
Le JT s’ouvre sur une lecture, par le comédien Raymond Bussières, de l’extrait d’un poème de Jacques Prévert : « L’espoir vert ».
À 20h05, dans une clinique brestoise, je pousse mon premier cri : le générique de ma vie en quelque sorte…
L’ESPOIR VERT
fragment de roman d’anticipation arborescente
C’est la fête de la terre.
Au jardin des Hommes à Paris
les jeunes plantes grimpent
le long des grilles pour les voir.
C’est la fête de la terre.
Un grand cèdre savant
apporte dans un chapeau de mousse
un petit homme
qui ne ressemble à personne.
Le petit homme est nommé
grand homme.
Dimanche prochain au cirque
debout sur son socle
il fera son numéro historique.
Une belle fête.
Cela fait déjà quelques siècles
que le règne végétal
a repris du poil de la bête.
Du poil de l’animal humain
pour préciser.
J’étais là quand ça s’est passé
dit un vieil orme très écouté
et qu’on appelle Chandelle des Étais
cela faisait déjà
un petit bout de temps
qu’ils déboisaient
qu’ils déboisaient déboisaient
déboisaient
on a trouvé qu’ils abusaient.
Bien sûr la fin des arbres
ou la fin de la terre
c’est pas la fin du monde
mais tout de même on s’était habitué
Le monde
c’est peut-être comme la romance
la romance du muguet
qui finit comme elle commence
sans avoir le temps de s’arrêter.
Autrefois les bois les forêts
avaient de merveilleux souvenirs
cruels et gais.
Autrefois les bûcherons
avaient des égards pour les arbres
autrefois les bûcherons
buvaient à leur santé
autrefois les bûcherons
chantaient :
Si c’est pour un berceau heureux
Si c’est pour un lit d’amoureux
Si c’est pour le cercueil d’un vieux
Vas-y bûcheron
fais de ton mieux
Si c’est pour le trône d’un roi
regarde plutôt à deux fois.
Mais en ce temps-là déjà autrefois
commençait à s’appeler
tout de suite aujourd’hui.
Bientôt les hommes
allèrent si vite nulle part
qu’ils étaient tout le temps
n’importe où
avec de grandes ferrailles bizarres
qui partout abîmaient tout.
Les jours pour les arbres
devenaient de plus en plus mauvais
les hommes méprisaient les arbres
les hommes méprisaient les femmes
il fallait les entendre
à longueur de journée
Inutiles comme une fleur.
Bêtes comme l’amour.
Insipides comme la liberté.
Les humains
n’aimaient plus les femmes
ils n’épousaient que des querelles
ils n’épousaient que des idées.
Et c’étaient de terribles scènes
de ménage
il y avait des monogrammes d’idées
des bigames d’idées
des adultères d’idées
des divorces d’idées
des crimes passionnels d’idées
des guerres d’idées
d’idées fixes et des harems d’idées.
Leurs enfants n’allaient plus à l’école
ils y restaient.
Chaque année une piqûre
de grandes vacances
et de fou rire et de bon air
et de vieille et saine gaieté
leur changeait
un peu les idées.
Chaque pays avait sa capitale
sa Cité de l’Univers
appellation contrôlée
de néo-université.
Sur le stade et en un temps record
les études poursuivaient les enfants
qui poursuivaient les études
qui poursuivaient les enfants
qui poursuivaient les études
qui poursuivaient
qui poursuivaient
les études les enfants.
Les rares amoureux
qui persistaient à graver encore
et leurs noms
et leurs cœurs sur les arbres
on leur faisait l’électrochoc
pour les guérir du coup de foudre.
Chaque pays avait
un empire planétaire
des colonies
d’étoiles pénitentiaires
des planètes concentrationnaires.
Et toujours des guerres
grandes guerres
guerres des nerfs
guerres froides
guerres réchauffées et glaciaires
guerres pacifiques utilitaires
Toujours des remakes
de vieux succès cocardiers
et exemplaires.
Parfois le vacarme des espaces infinis
effrayait un peu les humains
qui se traînaient péniblement
à toute allure
sur la voie lactée du progrès.
Quand dans leur champ visuel
un arbre surgissait encore
ils voyaient vert
vert de la rage du regret
il fallait les entendre :
Aux antiquaires les arbres.
À la fourrière les animaux.
À la glacière les oiseaux.
Un beau jour on s’est fâché.
Oh c’était dur de se déplacer
dur de se déraciner.
Mais on chantait
c’était pas comme dans la Marseillaise
Aux arbres citoyens
c’était pas God save the King
Robin des Bois.
C’était la chanson verte
qu’ils n’aimaient pas.
Et quand on a démarré
c’était pas comme dans Macbeth
c’était pas du malheur en carton
avec en grande figuration
la fatalité camouflée.
C’étaient des arbres pour de vrai
c’étaient
des arbres qui en avaient marre
des arbres écroués formant
d’inextricables barricades
comme les hommes racontent
dans les beaux jours de leur histoire.
C’étaient des arbres des plantes
avec leurs écureuils
leurs oiseaux
leurs insectes
leurs sangliers.
Des arbres en goguette en fête
en liberté.
Et bientôt la Seine
devint une grande cressonnière verte
et puis… et puis…
deux amoureux humains
deux rescapés
s’approchèrent d’un peuplier
sur son cœur ils gravèrent
leurs cœurs et leurs noms enlacés
et furent épargnés.
Jacques Prévert (1900-1977), in Arbres, Éditions Gallimard, Paris, 1976
