Félicien Rops et les porcs

ROSE
GORET

Félicien Rops, dans une lettre à Octave Mirbeau du 19 février 1886 condamnant les artistes idéalistes et leur public pâmé (M. Meissonnier : quelle âme !) écrit :
J’aime mieux les porchers et les porcs que ces êtres faussement artistes et véritablement imbéciles ! Oui, les vrais porcs ronds bien en lards avec leurs dos roses et satinés, qui reflètent le nuage qui passe ! Les groins farfouillant dans le sillon brun… leurs grognements de satisfaction valent tous les opéras inédits et dignes de l’être.
Il faut croire qu’il dit vrai puisque ses deux œuvres les plus fameuses contiennent chacune, en manière d’emblème, un porc. Sans doute n’est-il guère possible de composer une Tentation de saint-Antoine, sans l’exhiber, puisqu’il en est l’attribut, même si Flaubert, après l’avoir démesuré jusqu’à l’hippopotame dans sa première version (À ce moment le cochon, grandi tout à coup et gros comme un hippopotame, ouvre jusqu’au ventre une gueule terrifiante, à triple rangée de dents ; il en sort du feu.) finit par le chasser du texte publié en le renvoyant à sa porcherie.
Dans celle de Félicien Rops (je parle de la gravure), il se présente tête levée, les jambes avant prenant appui sur deux épais in-folio, qui regarde par derrière, avec un intérêt qu’on comprend, la fille magnifiquement vivante qui a remplacé le corps émacié du Christ, comme EROS s’est substitué à l’INRI de la tradition.  

La tentation de Saint-Antoine - Félicien RopsLa tentation de Saint-Antoine / Félicien Rops

Dans l’autre estampe, Pornocratès, il est tenu en laisse par un lâche cordon blanc qui ressemble plus à une faveur – de celles qu’on utilise pour orner d’un nœud élégant un paquet-cadeau – qu’à une laisse : car de ce porc à vrai dire, l’attachement à sa maîtresse va de soi. Villiers de l’Isle-Adam mentionne au passage, dans un de ses Contes cruels, des robes dites à la gore où l’on entrevoyait le sein à travers un lacis de rubans. Le goret appelle la gorge.
Voici comment Félicien Rops décrit cette image dans sa correspondance : Je viens de terminer, et je crois assez heureusement, une grande étude de femme d’après mon petit modèle, que j’ai eu la cruauté de faire poser, par 8 degrés sous zéro (!) nue comme la Vérité […], dessin qui me paraît curieux et intéressant : Une grande femme nue sur une frise les yeux bandés, conduite par un cochon à queue dorée. Malgré la température glaciale, elle n’a pas la chair de poule. Il ajoute un peu plus tard : Ce dessin me ravit. Je voudrais te faire voir, cette belle fille nue, chaussée, gantée, se promenant sur une frise de marbre rose, conduite par un cochon à queue d’or (selon toute apparence il tient beaucoup à cet ornement) à travers un ciel bleu.
Dans une autre lettre, sa description gagne en précisions : Le dessin représente une grande femme nue, quart nature, se détachant sur un ciel bleu foncé parsemé d’étoiles et où des amours – 3 amours ! – volent en s’enfuyant à tire d’ailes, la femme les yeux bandés est conduite aveugle par un cochon… sous la frise les petits génies des beaux-arts courbent – en gémissant !! – la tête ! La femme est chaussée et gantée de noir. Ils gémissent en chœur, nous dit Félicien Rops, ces génies des beaux-arts : Sculpture, Musique, Poésie et Peinture. Comme affligés par l’image triomphale qui les surmonte et les écrase, ils geignent à la manière des gorets. C’est sans nul doute le cochon de la gravure, qui avance, l’air repu, nonchalant – un cochon à la peau aussi rose que celle de sa maîtresse et d’une propreté extrême -, qui m’a incité à employer ce vocable, goret ; à moins que ce ne soit le mot allégorie lui-même, que je tenais en réserve, et qui, n’en pouvant plus d’être ainsi écarté, a voulu s’imposer, groin devant, comme il est naturel à propos de cette image. 

Pornocratès - Félicien RopsPornocratès / Félicien Rops

Allégorique goret. On ignorait, jusqu’à aujourd’hui, que l’immonde animal habitait le palais diaphane de l’allégorie. Mais n’est-il pas présent jusque dans la plus sublime poésie, lorsqu’une mauvaise rime, que l’on appelle « rime en goret », y fait entendre son grognement. Ces trois célestes Amours, joufflus et roses, perdus au milieu des étoiles, trouvent leur exact pendant dans ce cochon trivial.
Le peintre, qui travaille la boue des pâtes, toujours à demi englué dans la fange, matière même de la peinture – le peintre grognon, malpropre et sale comme un goret, farouche comme un sanglier, sait bien, pour paraphraser le mot fameux d’Arthaud, que toute la peinture est de la cochonnerie. Il en fleurit parfois des allégories.

Texte de Gérard Farasse, in le livre d’artiste Rose Goret, Editions Anakatabase, 2005

Rose goret - Félicien Rops et les porcsEstampe géante sur « peau-de-la-bête »

Pour aller + loin sur le sujet, voyez ces dossiers :
Présentation du livre d’artistes « Rose Goret »
Octave Mirbeau et Félicien Rops : l’influence d’un peintre de la vie moderne.

Partager
Facebooktwitterredditpinterestlinkedintumblr
Lien pour marque-pages : Permaliens.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *