Aurore
Le froid qui nous avait rendu le sommeil difficile, facilita singulièrement le réveil et hâta le départ. On quitte la couche faite de cailloux et, après avoir avalé une tasse de chocolat bouillant et grignoté un morceau de pain noir, on part pour le sommet.
La lune éclaire nos pas mal assurés de dormeurs éveillés. Nous arrivons ainsi au Zagengrat, large arête de schiste, commode, mais où il faut faire attention car, tout en somnolant, on peut faire le grand saut. L’arête nous mène à la pente de glace qui s’élève raide, avec quelques replis, et forme là-haut un petit dôme blanc laiteux qui n’est autre que le sommet.
Nous attaquons la glace ; le premier taille avec entrain des marches que les autres élargissent afin de se réchauffer ; les morceaux de glace détachés et brisés par les piolets glissent sur la pente, dégringolent, se heurtent, avec un cliquetis métallique, un bruit cristallin de verre brisé. La montée est lente ; les doigts gourds serrent le bec du piolet.
Voici le premier sommet où nous nous arrêtons un moment.
La lune descend lentement et, à l’orient, une lueur blanche, crue, rosée à l’endroit où le soleil va surgir, grandit peu à peu ; sur ce fond blanchâtre, une crête dentelée se découpe en noir ; tout s’éclaire d’une lumière plus vive que celle de la lune dont le globe argenté baisse de plus en plus.
Avec le jour, la bise s’est levée, froide, piquante ; elle vous cingle la figure ; elle soulève une poussière de neige gelée qui pénètre les habits et pique le visage. L’orient se dore puis devient rose ; le soleil va se montrer. Comme nous soupirons après ses rayons réchauffants ! Une flèche dorée se pose sur une cime, puis sur une autre et, dans l’espace de quelques instants, les pointes les plus élevées deviennent autant d’aigrettes d’or teintées de rose.
Soudain, un point brillant paraît au levant et un premier rayon vient frapper nos regards. Certes, si nous n’avions pas aussi froid, nous entamerions un hymne de gloire au soleil ; nous comprenons que les Incas aient voué un culte à l’astre des jours ; nous comprenons, car nous la ressentons, l’impression de grandeur, de puissance, de vie que fait naître le soleil levant.
Le disque flamboyant se hisse au-dessus de l’horizon ; il nous inonde de sa lumière qui va partout chercher l’ombre et la chasse des recoins où elle se cache, en opposant à la marche victorieuse du soleil des voiles de brouillards blancs, légers, qui bien vite se dissolvent. La bise redouble de violence et nous sommes obligés de faire au soleil la grossière injure de lui tourner le dos.
Mais, qu’est-ce que cela ? Un mirage ? Un disque rosé, de même grandeur que celui du soleil, se montre au couchant, près du Wildstrubel. Sommes-nous le jouet d’une illusion ? Au bout d’un moment tout s’explique ; le disque du couchant devient plus petit tandis que le soleil devient plus grand ; c’est simplement la lune qui se couche au moment où le soleil se lève. Spectacle curieux que je n’ai pas revu depuis, la lune était alors le miroir fidèle, mais plus pâle du soleil flamboyant.
En quelques minutes nous gagnons le sommet du Balmhorn ; la bise est tombée et il fait presque chaud. La vue est superbe, sans un nuage qui l’arrête.
Le règne du soleil est commencé ; sous l’influence de ses rayons bienfaisants tout renaît à la vie. Les montagnes, simple et prodigieux effet de la lumière, semblent s’animer ; la glace craque, se dilate comme pour mieux recevoir les caresses du soleil ; des pierres se détachent, tombent dans un couloir dont elles heurtent les parois ; d’un grand chalet, dans une prairie, à nos pieds, monte un mince filet de fumée bleue ; tout autour, les vaches, pas plus grosses que des points bruns ou blancs, se meuvent sur le vert du pâturage ; deux choucas montent jusqu’à nous, dardent leurs yeux perçants sur notre groupe puis se laissant tomber dans le vide, disparaissent et reparaissent ensuite de l’autre côté de la vallée.
Les glaciers miroitent, les névés étincellent, les rochers ont des teintes plus chaudes. Les pans de glace accrochés aux flancs de l’énorme pyramide du Bietschhorn, resplendissent, les cimes brillantes se détachent nettement sur le bleu du ciel. Le regard erre ébloui dans un monde qu’on ne soupçonnait pas et que le soleil nous a révélé : c’est la Blümlisalp aux vigoureux arcs-boutants ; c’est la Jungfrau dans sa robe blanche ; ce sont les trois pointes des Mischabel, la corne du Cervin, la croupe du Weisshorn aux sombres parois, la nappe blanche de Plaine Morte, les Diablerets, le Combin… C’est, du Gothard au Mont-Blanc, le rempart aux créneaux de cristal, aux tours de granit, la puissante muraille des Alpes, ruisselant de la lumière du matin.
Combien de temps sommes-nous restés immobiles, à admirer ce spectacle ? Trop longtemps, car l’heure fuit et il faut descendre ; pas assez, car nos yeux n’ont pas assez vu, ils ne sont pas encore rassasiés.
Nos yeux éblouis par ce spectacle grandiose, ne sachant même plus où regarder tant il y a à voir, nos yeux avides d’admirer encore ne peuvent se détourner de cette vision sublime.
Malgré le froid, qui nous faisait souffrir, nous avons persévéré, nous avons attendu le lever du soleil et notre admiration muette était notre hymne à Celui qui créa la lumière, source de vie.
Août 1905.
Charles Egmond d’Arcis (1887-1971), in la revue L’écho des Alpes, n°9 de la 51ème année, organe du Club alpin Suisse, septembre 1915