Vivons cachés dans l’eau limpide – Texte d’Eric Chevillard

Voyez pareillement le poisson rouge derrière la vitre de son aquarium. Il bouge peu, mais il est toujours là. On peut compter sur lui, sur sa présence en tout cas. Tantôt il montre son profil droit ; tantôt son profil gauche. Ce n’est pas un spectacle bien passionnant ? Pourtant, curieusement, nous ne nous en lassons pas. Il lui arrive de se cacher derrière sa pierre ; il lui arrive de se ventouser à la vitre. Parfois, il mâchonne un morceau de son algue. Aujourd’hui, il sera resté presque immobile. Mais hier — l’avez-vous vu hier ? —, il ne tenait pas en place, si vif, si rapide que sa forme se défaisait dans la vitesse ; ne distinguait plus qu’un trait rouge orangé, comme une fusée d’artifice. Impossible de savoir où était la tête, où la queue. On en décidait au hasard. M’est avis qu’il aura pulvérisé son record personnel, mais peut-être bien aussi celui de sa catégorie.

Un autre jour encore, sa nage en zigzags l’emportait d’un coin à l’autre du volume d’eau. Dans le salon calme, il était le seul agité. Sans mentir, c’est lui qui mettait le bordel. Du coup, en effet, le désordre s’étendait aux choses alentour. On le regardait d’un œil soupçonneux. Allait-il falloir apprendre à se méfier des poissons rouges aussi ? Étrange créature en vérité, qui tient contradictoirement de la flamme et de la savonnette. Ne dirait-on pas qu’il retient avec peine son sang dans ses flancs, sous l’écaille, ne dirait-on pas la vie toute nue, juste sa palpitation essentielle, sa plus simple expression ? Et d’ailleurs, est-ce bien cette eau, son élément ? Ne se meut-il pas plutôt dans le temps ? Avec aisance, certains jours, et même avec grâce : tout lui cède ; à croire que le flot s’écarte devant lui ; chaque seconde le justifie. Ah mais d’autres jours, c’est bien différent ! Alors il est comme prisonnier d’un bloc d’ambre ou de résine. Chaque seconde l’enferme dans sa capsule. Le poisson rouge est sans mémoire, dit-on, mais l’instant lui pèse, lourd de tout le passé, et, ne sachant plus quand sa vie a commencé, il éprouve le poids des siècles innombrables.

On voudrait lui prêter main forte. Mais allez prêter main forte à un poisson rouge ! Alors il vous explose entre les doigts comme une prune trop mûre. Mieux vaut attendre avec lui ; attendre que ça passe. Soudain, en effet, quelque chose se débloque, il a trouvé une issue. C’est reparti. Depuis un certain angle du salon, allez savoir pourquoi, la vitre de l’aquarium produit un effet de loupe et notre poisson rouge — modeste carpillon d’appartement — prend des proportions formidables. C’est un monstre marin, tout à coup. Nous tremblons dans notre encoignure. Il faut croire qu’il change aussi en fonction de notre disposition, de notre point de vue. Il serait abusif de tout lui imputer, jusqu’à notre propre taille ! Car, inversement, si nous fléchissons sur nos jambes, il rétrécit lui aussi. Ou il fond ? On parvient à le faire disparaître. Ne reste que son eau, un peu trouble. Puis encore, si nous le regardons de biais à travers l’angle aigu de l’aquarium : il se dédouble ! Deux poissons rouges ! Enfin pour lui un compagnon, une fiancée. Mais non ! Comme ils sont pénibles, et trompeurs, ces effets d’optique ! Si notre œil aussi se fait des illusions, comment espérer approcher le réel ? Il faut donc l’admettre une bonne fois : notre poisson rouge est seul. Il fait en public l’expérience de la solitude. Il a courageusement opté pour la plus totale transparence. Il ne cache rien. Quelques arrière-pensées peut-être. Nous pouvons le pister heure par heure, minute par minute. Nous pouvons le regarder dormir. Même les plus intimes nécessités de la nature, il les offre en spectacle—mais peut-être alors compte-t-il sur notre discrétion, sur notre pudeur. C’est mal nous connaître ! Ou peut-être son exhibitionnisme est-il un piège sournois pour notre voyeurisme ? Et puis, n’oublions jamais cela : il est impossible de connaître la face d’un poisson rouge ; il est trop fin ; ce pourrait être aussi bien une lame ou un cheval. Il ne s’expose jamais que de profil —mais que fait-il de l’autre ? Pendant ce temps-là, de son autre profil, que fait-il ? Que cache-t-il ? Et si cette transparence était en vérité un leurre ? S’il nous menait en bateau, ce poisson ?

Son évidence nous aveugle. N’oublions pas non plus qu’il est un rejeton de la carpe, amie des boues et des vases. Nous avons beau changer son eau, nettoyer la paroi de verre de l’aquarium avec du lave-vitre, un chiffon doux, il saura toujours dérober à notre observation ce qu’il entend nous cacher. Il montre tant de candeur que nous n’en voyons pas le fond, en quoi la candeur n’est en effet pas très différente de la vase. Puis, noyé vivant dans l’eau pleine, immergé dans cet élément où nous suffoquons, pouvons-nous considérer qu’il se trouve bien là, avec nous, dans ce salon, qu’il est de la compagnie ? La glace semble fine, mais si nous la brisions afin d’établir un contact plus chaleureux, notre sollicitude lui serait fatale à coup sûr. En somme, ce poisson rouge est aussi éloigné de nous que s’il habitait plutôt les abysses, avec les créatures blêmes et aveugles des grands fonds.

Et pourtant, nous ne rêvons pas : parfois, il nous adresse un signe. Et il monte en surface dès que nous lui versons sa ration quotidienne de daphnies. Son indifférence est feinte. Il a besoin de nous. Peut-être même tient-il notre salon pour un élément décoratif de l’aquarium. Nos allées et venues le distraient de sa mélancolie. Nous sommes les personnages de ses songes. Sa bouche forme de petites bulles qui se détachent de ses lèvres avec un bruit léger, à peine perceptible… blog… blog… blog… essaierait-il de nous dire quelque chose ?

Éric Chevillard, in la revue Tire-lignes n°9, avril 2012 (dossier « Quand le livre fait blog… »).

Vivons cachés dans l'eau limpide

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